Tant qu’il fait jour
LE DISCIPLE.
L’ÂME désabusée est riche en indulgence :
Qui ne veut rien pour soi laisse mieux vivre autrui.
Où le cœur prendrait-il encor de l’exigence,
Alors qu’il a senti l’espoir mourir en lui ?
LE MAÎTRE.
Tout ou rien, vœu fatal, le malheur de la vie !
Ta résignation est désenchantement.
À quoi sert à ton cœur d’être sevré d’envie
Si la frugalité fait encor ton tourment ?
Être doux, être bon, pardonner et se taire,
Renoncer aux faux biens, aux vrais biens, rester seul,
Cela ne donne point la paix sur cette terre,
Car sans moi, point de paix, même pour ton linceul.
Or, je l’ai dit : Mon fils, tant qu’il fait jour travaille !
Vient la nuit où bientôt tu pourras sommeiller.
La vie est un devoir ; elle est une bataille :
Honte au glaive qui veut au fourreau se rouiller !
LE DISCIPLE.
Mon cœur a défailli sous la fatigue d’être,
Mais il te plaît, Seigneur, d’allonger mon chemin.
Sur mes genoux lassés, je me relève, ô Maître,
Et je reprends mon faix. Père, tends-moi la main !
Henri-Frédéric AMIEL,
Jour à jour, 1880.