La vie profonde

 

 

                                                     À ma Femme.

 

 

Autrefois j’écrivais d’exubérants poèmes

D’où jaillissait ma vie en rires et en pleurs.

Je n’avais pas encore appris cette pudeur

Farouche, de sceller mes lèvres sur moi-même.

 

Et voici que ma plume est morte entre mes mains

Devant l’inexprimable. À quoi bon la souffrance

De voir toutes les fois qu’un sentiment s’élance

Se glacer dans les mots son pauvre sang humain.

 

Un monde vit en moi, comme en vous vit un monde.

Qui connaîtra jamais ses cimes et ses fonds ?

Moi-même les explore en des incantations

Railleuses de dépit, dans leurs stériles rondes.

 

Aussi par les remous d’orages inconnus

Mon âme aux profondeurs secrètes et lointaines,

Suivra dans le chaos des forces et des peines,

La dure vérité des sentiments à nu.

 

Mais je ne dirai rien car il vaut mieux les taire

Les cris rageurs et vains des cœurs près d’éclater

Car l’ordre est établi pour une éternité

Cet ordre qu’imposèrent les siècles sur la terre.

 

Laissons grouiller le monde au fond de son ennui.

Et n’arrachons personne au sommeil des légendes.

Les préjugés sont forts et la bêtise est grande.

Nul ne peut déchirer les voiles de la nuit.

 

Alors laissons les mots loin de nos états d’âme

Mobilisons-les tous au service d’action

Extérieure, étrangère, et des révolutions

Qui fondent aujourd’hui sur l’univers en flamme.

 

Oui façonnons un peu, durement le destin.

Marquons au fer rougi les vieilles décadences.

Jetons dans le grand feu les antiques créances

Et préparons tout neufs de flamboyants matins.

 

Agissons. Agissons et changeons l’air putride.

Agissons pour nos nerfs, nos muscles et nos cœurs

Élisons s’il le faut d’orgueilleuses douleurs

Plutôt que de subir l’âcre relent du vide.

 

Mais il est un royaume invisible et muet

Où réelle, la vie épanouit ses corolles.

Un royaume au delà de toutes les paroles.

Un royaume au delà de tout ce que je sais.

 

J’enferme en lui, jaloux, mes doutes, mes tempêtes

Ce qui rit, ce qui saigne et mes espoirs trop beaux

Et mes rêves trop doux et mes trop lourds sanglots

Les flux et les reflux de mon cœur à ma tête.

 

J’ai cloué dans l’azur, à grands coups de ma Foi

L’étoile que je veux pour guide tutélaire

Et mon regard, levé vers elle de la terre,

Fixera dans le ciel un destin de mon choix.

 

Et bien qu’on me verra, dans les fracas de l’heure,

Marcher en forcené, sans fin, vers les combats,

Seulement absorbé par ce qu’on ne voit pas,

J’explorerai toujours mes intimes demeures.

 

Et que m’importe alors les nuages aux cieux.

Qu’importe l’ouragan qui dévaste la plaine

Et la mort qui répand ses ombres inhumaines

Si me vient la lumière immense de tes yeux,

 

Ô Toi qui seule entends les mots vrais de mon âme,

Seule pour qui ma voix ne se taira jamais,

Doux miracle accompli des rêves que j’aimais,

Dans mon royaume élu, ton royaume, Ma Femme,

 

Je vivrai, je vivrai réfugié en nous deux.

Nos regards confondus glisseront sur les choses,

Sur les êtres, la vie et les mondes moroses

Pour revenir toujours au Monde merveilleux

 

Que seuls nous avons su nous donner l’un à l’autre.

Tout le reste est folie et mensonge... et roblot.

Ne gâchons rien de nous... Sur les principes faux

Laissons les impudents faire les bons apôtres.

 

Et marchons au soleil, libres, forts, exaltés,

Lorsque chante en secret la sève dans les branches.

Ne poursuivons jamais que des joies toutes franches

Et que jamais nos pleurs ne coulent sans beauté.

 

De mon exil vers Toi, monte la flamme claire

De ce lucide amour que porte mon destin

Bien plus fort que mes soifs et toutes mes faims

Plus fort que les horreurs gigantesques des guerres

 

Je sais que de tout temps existe un carrefour

Où le Bonheur attend de nous rouvrir ses portes,

Et que nos deux chemins, parmi les choses mortes

Sont tracés par la vie au devant de l’Amour.

 

Je sais que ta présence étend sur moi ses ailes.

Je sais que ma présence est tout entière en Toi.

Je sais que nous avons mêmes Vaux, mêmes Lois

Et le même mépris des humaines querelles.

 

Je sais que de tout temps, depuis le premier Port,

Voguent à l’infini nos âmes qui se fondent,

Comme Dieu le voulut en Une Ame profonde

En deçà de la vie, au delà de la mort.

 

Nous laisserons sans doute un très fluide sillage

Sur l’eau pâle des jours. Que ce soit en passant

Mais regardons-nous vivre : un monde autrement grand

S’offre à nous qu’a créé notre Éternel Mariage.

 

 

Pentecôte 1942.

 

 

 

ANDRÉ-MASSON, stalag V C.

 

Paru dans « Cahier des prisonniers »,

Les Cahiers du Rhône, 1943.

 

 

 

 

 

 

 

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