Ô, Vous les Morts !

 

 

Ô, Vous les Morts

Nous pensons à vous

De toute notre vie

 

À vos tombes ouvertes par la guerre

Qui a meurtri notre sol

Qui nous a déchirés, presque détruits...

 

Je pense à vous, les morts qui êtes libres,

Je pense au magnifique élan qui vous a fait dépasser la vie,

Je pense à l’éclair qui a rempli votre dernier instant.

Je pense que vous avez été Français jusqu’au bout

Et des hommes intacts qui ont su mourir

Et que rien ne pourra faire jamais que vous soyez vaincus.

 

Je pense à vous

Ô vous les morts

Je vous admire

Ô vous, si haut

De tout en bas

Et je vous prierais presque, si j’osais

Ou plutôt je prierais Dieu en vous

En vous je prierais Dieu

Je prierais Dieu pour nous

Je prierais Dieu pour la Patrie

Je prierais Dieu pour les vivants

Pour les vivants qui ne savent plus être des vivants

Pour les vivants qui sont plus morts que vous.

Et je vous demanderais d’abord pardon

Nous vous demandons pardon

 

Pardon de n’être plus que nous

De n’être pas mieux, de n’être pas plus

Pardon d’être si loin de vous

Qui avez donné vos cœurs, vos âmes et votre chair

À la Patrie.

 

Je vous demande pardon

Pour les faibles

Pour les imbéciles

Pour ceux qui doutent

Pour ceux qui nient.

 

Je vous demande pardon

Pour le sourire railleur des égoïstes durcis

Qui se moquent de nous quand nous cherchons le ciel

Pour compter ses étoiles.

Pour ceux qui ne veulent pas de notre Foi

 

De notre idéal, de notre Espoir.

Pour ceux qui intriguent, sabotent et salissent

Qui s’imaginent des forts,

Parce qu’ils ne savent pas que la souffrance peut être noble, fructueuse, méritoire.

Qui s’imaginent être forts

Parce qu’ils ne savent pas qu’ils sont des infirmes

Sans azur, sans charité

Plus tout à fait des hommes.

 

Aujourd’hui

Aujourd’hui sur vos tombes

Les mères et les épouses

Et tous ces petits qui vous gardent dans leurs yeux

Aujourd’hui dans les cimetières de France

La foule,

La foule noire, la foule lasse, la foule misérable

 

Qui passe et repasse

Interminablement

Dans les cyprès

Comme nos peines

Dans la vie.

La foule

Tous ces gens qui sont de pauvres gens.

Tous ces gens qui pleurent

Une fois de plus.

Tous ces gens que nous aimons parce qu’ils nous aiment.

Tous ces gens qui n’ont pas oublié.

Qui jamais n’oublieront.

Tous ces gens auxquels nous pensons,

En pensant à vous.

Parce qu’ils sont comme vos ombres

Et que nous non plus

Dans les Camps où il y a de la misère et des larmes

Nous ne pouvons pas oublier

Parce que nous sommes le rappel vivant de la grande infortune

Parce que nous sommes comme le goémon que laisse sur le rivage

Le flot qui se retire.

Parce que nous, qui ne sommes pas morts,

Malgré la fin de la guerre, nous restons loin de nos foyers

Loin de la vie, de la vie véritable

Où il y a de la joie, de la lumière et les sourires que nous aimons

Et la douce chaleur des cœurs assemblés.

 

Aujourd’hui

Aujourd’hui sur vos tombes

Les mères, les épouses, vos petits et aussi

Les Prisonniers.

Les Prisonniers dont vous êtes la consolation

La consolation et l’espoir

Parce que vos croix de bois

Sauvent notre honneur

 

Vis-à-vis des morts de l’autre guerre

Parce que vous avez rejoint ceux de 14-18

Ceux de 70

Ceux des autres guerres,

Ceux de toutes les guerres

De toutes les guerres que la France a faites à travers les siècles pour mûrir son âme et mériter la vie.

 

Nous savons ce que feront les vivants,

Hélas ! pas tous les vivants,

Pour sauver leur Pays.

Nous savons le travail exceptionnel qui devra être fourni

Nous savons que quelques hommes seront des surhommes

Et que la France ressuscitera par eux

Mais nous savons surtout que c’est vous qui nous avez sauvés

Vous qui êtes entrés, partout où l’on s’est battu, dans la terre de France, pour nous la garder.

 

Aujourd’hui

Aujourd’hui nous pleurons, pour nos frères, pour nos camarades,

Pour ceux que nous connaissions,

Et ceux que nous ne connaissions pas.

Aujourd’hui notre pensée en deuil

Frôle les tombes des cimetières de France

Et ce que nous vous apportons,

Pour fleurir vos croix de bois

C’est la gerbe éblouissante de nos espoirs et de nos volontés.

C’est le serment de vivre comme vous auriez vécu ;

C’est de vous représenter, de vous continuer,

Et de faire rayonner sur nos fronts

La fierté et la force de votre sacrifice.

 

Entre les morts et les vivants, il y a les prisonniers

Les prisonniers qui reviendront des vivants

Et qui vous rendront,

À vous les Morts, Ô nos gardiens spirituels

 

Noble et pure comme vous l’avez rêvée

La France qui demeure

Votre Vie Éternelle.

 

 

 

 

ANDRÉ-MASSON, stalag V C.

 

Paru dans « Cahier des prisonniers »,

Les Cahiers du Rhône, 1943.

 

 

 

 

 

 

 

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