Le cirque de Gavarnie
(Hautes-Pyrénées.)
Les choses visibles sont les images
des choses invisibles.
St.-PAUL.
Lorsque le voyageur voit poindre à l’horizon
Le terme désiré de sa longue carrière,
Il s’arrête, il s’assied, se découvre le front,
Puis de ses pieds secoue une vile poussière :
Ainsi, quand je te vis, Cirque majestueux,
Chef-d’œuvre du Très-Haut qu’admire le poète,
Dresser dans le lointain de l’infini des cieux
Tes gigantesques tours, ton orgueilleuse tête,
Et, purs, éblouissants, tes gradins somptueux,
Couverts du blanc manteau des neiges éternelles,
Mon cœur, mon triste cœur secoua son ennui,
La riante espérance agita ses deux ailes,
Et jeune comme aux jours où de rêves l’on vit,
Un moment j’oubliai mes tristesses mortelles.
Comme on voit aux côtés d’un monarque puissant,
Glorieuse, régner une adorable Reine,
Sur son auguste front portant, calme, sereine,
Le reflet adouci de son royal amant :
Reine des nuits, la LUNE, astre mélancolique,
Lentement, lentement, montait à l’horizon.
Son regard entraînait le cercle sympathique
Des étoiles en chœur, dansant à l’unisson ;
Et si, voilant sa face, un instant un nuage,
Plongeait un pan du ciel dans son obscurité,
Bientôt reparaissant avec plus de clarté,
De sa pâle lumière augmentant le mirage,
On la voyait monter d’un air plus radieux
Et plus belle et plus pure et plus haut dans les cieux.
Rude était le sentier de la montagne aride ;
Sentier long, tortueux, par les guides tracé.
Imposant se dressait maint pic noir, hérissé,
Que sillonna souvent une foudre rapide ;
Impétueux coulait, tantôt lent ou pressé,
En écume tombant, jaillissant en poussière,
Le gave aux grandes eaux, à l’altière rumeur ;
Et sinistres, au loin dans la mate lumière
De la Lune sur nous épanchant sa pâleur,
S’élevaient, s’allongeaient comme de grandes ombres,
L’un sur l’autre entassés, cent rocs nus, gris et sombres.
Chaos horrible, informe où la main d’un géant
Semblait avoir broyé d’un monde les décombres,
Au gré capricieux de son bras tout-puissant.
Un vent aigu soufflait dans les gorges profondes,
Mêlait sa voix stridente aux sourdes voix des ondes,
Agrandissait l’horreur de ces dieux désolés
Que notre âme peuplait de fantômes ailés,
Hurlant, vociférant, voltigeant sur nos têtes ;
Et sans le bruit perçant des rustiques clochettes
Au blanc cou des troupeaux tintant sur les rochers,
Troupeaux qui vont broutant sur l’abîme penchés ;
Sans l’aboîment des chiens, porté par intervalle
Sur la voix du torrent, l’aile de la rafale ;
Sans le pâtre appuyé sur son bâton noueux,
Plongeant sa silhouette au fond du ravin creux,
Roulé dans les gros plis de sa cape de laine ;
On eût cru que la Mort régnait là, souveraine !
Pour recueillir en nous tous ces bruits variés
Sur nos têtes grondant, rugissant sous nos pieds,
Savourer à loisir leurs suprêmes délices,
Nous suspendons nos pas, l’œil sur des précipices :
Car l’homme aime à sentir remuer dans son cœur
D’un sentiment profond la soudaine terreur.
Il aime à s’élancer du cercle trop vulgaire
Où l’enferme des jours l’uniforme carrière.
Pour lui, changer de scène est un besoin pressant :
C’est alors qu’au-dessus de toute la nature,
Tout plein de sa noblesse, il se pose en géant
Et de sa force il ose essayer la mesure.
Il commande, il gouverne, il impose sa loi,
Et la nature en lui doit reconnaître un Roi !
Honneur à toi, génie ! invincible puissance !
Rayon tombé du ciel par qui l’homme est si grand !
Par toi, le plomb mortel, dévorant la distance,
Va frapper jusqu’au cœur un rival insolent,
Quelquefois un ami, souvent un innocent ;
Par toi, des chars de feu plus prompts que l’hirondelle,
Volent, fendent les airs poussés par la vapeur !
Par toi, court sur un fil, rapide conducteur,
D’un hémisphère à l’autre une ardente nouvelle ;
Par toi sont rapprochés des peuples s’ignorant
Comme soudain touchés d’un invincible aimant.
Il n’est plus d’étendue, il n’est plus de barrières.
Par toi s’est accompli ce qu’ont rêvé nos pères.
Mais, arrête, ô génie, un essor triomphant !
Vanité, Despotisme ! on connaît vos ouvrages.
Ils ont bravé du temps les assauts répétés,
Mais avec tous les pleurs qui les ont cimentés
Que sont-ils ? Du néant d’immortels témoignages !
Pyramides, dressant dans les déserts lointains
De vos rois Pharaons les pompeux sarcophages,
Vous confondez encor leurs fabuleux desseins.
Et toi, vieux Colysée, imposante merveille,
Orgueil de Rome antique, orgueil de la nouvelle,
Superbe amphithéâtre où cent mille bourreaux
Couraient, ivres de sang, de volupté cruelle,
Voir le gladiateur succomber en héros,
Le martyr expirer dans sa céleste ivresse ;
Ne proclames-tu pas des Césars la faiblesse ?
Cirque majestueux ! dont de mortelles mains.
N’ont point posé la base, arrondi la ceinture,
L’un sur l’autre étagé les immenses gradins,
Et porté jusqu’aux cieux la haute architecture ;
Oh ! combien, vu de près, quand notre œil te mesure,
Tu nous parais plus grand, plus auguste, plus beau
Que ces œuvres de nains où l’art a mis son sceau ! ! !
Les rêves du génie ont-ils tant de puissance,
Et la force atteint-elle à tant de majesté ?
Mon front s’illumina d’une vive clarté ;
Mon cœur subitement fut pris de défaillance ;
D’une invisible main je sentis la présence
Et je frémis longtemps sous un souffle de feu,
Ayant cru voir passer quelque chose de DIEU !
DIEU partout ! DIEU toujours dans la nature entière,
DIEU dans le moucheron, dans le grain de poussière,
DIEU sublime dans l’homme, aimable dans la fleur,
Brillant dans le soleil, et dans l’astre rêveur
Ayant laissé tomber de sa mélancolie.....
DIEU nous apparaissant comme un prisme enchanté
Réfléchissant dans tout une image affaiblie
De son être éternel, de son immensité.
DIEU, d’un simple Fiat sur le chaos jeté,
Fécondant l’impuissance, organisant la vie ;
Du désordre lui-même ordonnant l’harmonie,
Et promenant partout dans cent mondes divers,
Des profondeurs des cieux au centre des enfers,
De son ombre planant la grandeur infinie !
Comme un guerrier frappé d’un coup inattendu
S’arrête, puis chancelle, et s’affaisse éperdu,
Mais bientôt reprenant sa force et son courage,
S’avance à l’ennemi d’un plus ferme visage,
Ainsi j’avais faibli devant tant de grandeur.
Sous le néant du corps, l’âme fut écrasée ;
Mais bientôt reprenant un ascendant vainqueur,
Je dominai mes sens par la calme pensée.
Qu’étais-tu devant moi, colossal monument ?
Ce qu’est à l’âme active une inerte matière ;
Au splendide soleil un vil grain de poussière
À l’informe pygmée, un monstrueux géant.
Ce qu’est au noir chaos la brillante harmonie,
Ce qu’est la nuit au jour, et la mort à la vie !
Et plus haut que ta masse, et plus haut que les cieux
Où tu levais ton front large, silencieux ;
Plus haut que les éclairs, plus haut que les orages
Te serrant, t’étreignant de leurs sombres nuages,
Je m’élançais d’un vol rapide, impétueux,
Aux pures régions d’un monde merveilleux ;
Monde invisible à l’œil que parcourt l’âme humaine,
De l’espace et du temps ayant brisé les fers,
Visitant, gouvernant ce nouvel univers,
Tantôt en voyageur, tantôt en souveraine
Quand la Foi par l’amour lui prête sa clarté ;
Monde dont celui-ci n’est qu’une énigme obscure,
Un reflet incertain, une pâle figure,
Le calque sans couleur de la réalité.
L’imagination me prêta sa puissance.
Tu m’apparus plus beau dans ta magnificence :
Ombre de l’avenir, tu pris à sa beauté
Un rayon d’espérance et d’immortalité :
Car l’aigle de Patmos m’emporta sur son aile,
Des grandes visions m’ouvrit le livre d’or.
Je franchis les degrés de la ville éternelle,
J’en baisai les parvis avec un saint transport ;
J’admirai de ses murs la hauteur infinie,
Et noyé dans des flots de suave harmonie,
Éclairé des splendeurs d’un éclatant soleil,
Je parvins jusqu’au trône où règne l’Éternel,
Céleste amphithéâtre, où les saints et les anges
Près du divin Agneau prosternent leurs phalanges.
– Tout est symbole en toi. Quand la foudre bondit,
Roulant sur tes sommets sa voix retentissante ;
Quand la sombre tempête autour de toi rugit ;
Quand s’élance en fureur la cascade écumante
Se creusant dans le roc son sentier de géant ;
Quand l’horrible avalanche au bruit de cent tonnerres
Descend, avec fracas, dans le gouffre béant,
Et que l’aigle lui-même en lâchant de ses serres
Le timide chamois, son butin tout sanglant,
S’enfuit épouvanté, se cache et sous son aile,
Cherche à calmer ses sens et sa frayeur mortelle,
N’es-tu pas une image en ce désordre affreux
De ce jour de terreur et d’angoisse cruelle
Où les méchants maudits seront chassés des cieux ?
Le soleil en vainqueur, sur son char de lumière,
Sort-il de l’orient pour suivre sa carrière ?
Des vapeurs du matin colore-t-il ton front ?
Monte-t-il radieux plus haut à l’horizon,
Jetant son manteau d’or sur ton épaule nue ?
Fait-il scintiller l’air, ou la neige, ou la nue,
Qui s’élève en brouillard de l’abîme écumant,
Des reflets de l’opale ou du pourpre changeant ?
Donne-t-il plus de force à tes voix solennelles ?
Plus de vives clartés à ta nappe d’argent ?
Ô jour ! qui dois finir nos tristesses mortelles,
C’est là ta majesté, c’est bien là ta splendeur.
Justes, rassemblez-vous. Voilà votre sauveur,
Il vous ouvre des cieux les portes éternelles !
L’échelle de Jacob, ce symbole divin
Du bonheur des élus, de la gloire infinie,
Où montaient, descendaient, se tenant par la main,
Les bataillons sacrés, dans leur hiérarchie,
Plus que vous parlait-elle un langage charmant,
Majestueux gradins couverts du manteau blanc,
Dont Dieu lui-même orna vos hauteurs si sublimes ?
Et toi, noble vertu, dont les chastes appas
Sont souvent dédaignés par nos cœurs ici-bas,
Alors qu’il faut atteindre à tes abruptes cimes ;
Vertu, dont les degrés sont si hauts pour nos pas,
Nous, si prompts à faiblir, si pauvres de courage ;
Vertu, qu’aime un cœur pur au mépris du trépas,
De ta beauté vis-tu jamais plus grande image ?
Et toi, qui t’élançais d’aussi loin que mes yeux
Pouvaient suivre à tes pieds ton onde bondissante,
Cascade jaillissant en poussière éclatante,
De sommets en sommets semblant tomber des cieux,
Ai-je bien pu te voir t’échapper de ta source,
Ai-je bien pu te suivre emportant dans ta course
De tes eaux la richesse et la fécondité ;
Admirer sur tes bords, mainte riche cité
Étalant au soleil sa riante parure
Jusqu’à cet océan sans borne, sans mesure,
Où ton nom va se perdre et se précipiter,
Sans penser à ce sang descendu du calvaire,
Fleuve majestueux qui féconda la terre
Et qui venu du ciel au ciel doit remonter !...
L’œil en feu, le front haut, debout, l’âme inspirée,
Sur ce que je voyais, je méditais encor.
La lune dans les cieux suivait son calme essor
Et ma face en était doucement éclairée ;
Mais derrière les monts une immense vapeur
Soudain parut, montrant sa tête nuageuse,
Son ombre s’avançait rapide, impétueuse,
Envahissant déjà la prochaine hauteur ;
Alors dans un regard, de ces regards de flamme,
Embrassant tout un monde et de force et d’amour,
En ce dernier moment, je concentrai mon âme,
Ô Cirque ! et je te vis plus beau dans ton contour,
Dans ta neige plus pur, plus puissant dans ta masse ;
– Et le bruit de nos pas se perdit dans l’espace.
J. P.
Recueilli dans la Tribune lyrique populaire en 1861.