Conversion de la Samaritaine

 

 

 

 

 

 

(Le Christ entre avec les apôtres ; et l’on fait remarquer qu’en un coin du théâtre il doit y avoir un puits avec une poulie pour puiser de l’eau. En arrivant, Jésus dit :)

 

 

JÉSUS

 

Je suis las du chemin, je désire me reposer un peu à cette fontaine de Jacob, et m’arrêter ici ; car une brebis égarée a abandonné mon troupeau et risque d’être dévorée par le loup carnassier ; et puisque je suis le berger si soigneux et jaloux de mes brebis, je voudrais qu’elles connussent toutes mon amour. Allez, disciples, à la cité acheter quelque chose, car je veux rester ici pour sauver cette âme.

 

 

SAINT PIERRE

 

Notre Maître et Seigneur, ce que vous nous avez ordonné maintenant, nous le ferons bien volontiers, avec empressement et amour, sans contradiction ni discussion.

 

(Les apôtres s’en vont, et Jésus reste assis près du puits ; la Samaritaine apparaît, avec une petite cruche pour puiser de l’eau.)

 

 

JÉSUS

 

Dieu te garde, Samaritaine, et te préserve du péché ; si tu voulais me donner de l’eau, je boirais avec beaucoup de plaisir.

 

 

LA SAMARITAINE

 

Ah ! vous me demandez de l’eau, à moi ? On n’en peut faire un si mauvais usage, parce que vous êtes de Judée et que je suis Samaritaine. Vous ne savez donc pas que, depuis de longues années, défense en est faite par la loi, et que les Juifs ne frayent ni n’ont frayé avec des Samaritains ? Gardez donc que l’eau que je vous donnerai ne vous soit pernicieuse ; je la jetterai plutôt que de le faire.

(Elle jette l’eau.)

 

 

JÉSUS

 

Ô femme, si tu savais qui je suis, moi qui te demande de l’eau, je suis sûr que tu me donnerais à boire de meilleure grâce. Et non seulement tu le ferais, mais encore, en vérité je te le dis, tu t’empresserais de me la demander à moi-même ; car l’eau la plus vive et la plus pure, c’est moi qui la puis donner, car je désire te sauver, ainsi que toute créature.

 

 

LA SAMARITAINE

 

Vous, me donner de l’eau ? et d’où ? et comment pensez-vous l’obtenir, si vous n’avez pas ce qu’il faut pour la tirer de la fontaine ? Êtes-vous plus grand, par hasard, que notre père Jacob, qui but toujours à cet endroit et de cette eau claire et pure ?

 

 

JÉSUS

 

Femme, ton eau ne produit pas les mêmes effets que la mienne, car celui qui en boira ne souffrira plus de la soif.

 

 

LA SAMARITAINE

 

Ô Seigneur, je vous en supplie, veuillez me donner de cette eau, afin que je n’aie pas à en tirer une autre fois encore : car, en vérité, je suis lasse de tant d’allées et venues ; et, si vous pouvez faire ce que vous dites, j’en serai grandement soulagée.

 

 

JÉSUS

 

Va-t’en, ma chère fille ; retourne donc auprès de ton mari, car je veux vous montrer à tous deux le grand amour que mon Père éprouve pour vous.

 

 

LA SAMARITAINE

 

Moi, Seigneur, je n’ai pas de mari et ne suis l’épouse d’aucun homme, car ainsi je suis plus indépendante, et je vais et viens partout où il me plaît.

 

 

JÉSUS

 

Je sais bien que tu dis la vérité, que tu n’es pas mariée à l’homme que tu as chez toi, que tous deux vous vivez dans le péché.

 

 

LA SAMARITAINE

 

Dites-moi, Seigneur, je vous prie : seriez-vous quelque prophète ? car la vie que j’ai menée, vous la devinez point par point. Et avec les raisonnements que vous me tenez, vous me laissez, comme ferait une divine personne, éprise de votre sainte doctrine.

 

Votre parole amoureuse pénètre mon entendement, et déjà tous mes sens éprouvent une divine douceur, et il me semble que je suis tout embrasée d’une ardeur céleste, entièrement résolue à servir le Créateur.

 

Dites-moi, s’il vous plaît, Seigneur, quand viendra ce Messie qui doit venir, à ce que dit Élie, comme remède du pécheur.

 

Il doit, paraît-il, s’incarner dans le sein d’une jeune fille ; et, après l’enfantement, celle-ci doit demeurer vierge et pure. Il doit, paraît-il, prêcher à travers le monde pendant trente-trois ans, et ces tyrans de Juifs doivent le crucifier. C’est lui qui doit nous montrer le chemin de la vertu, parce qu’il pourra nous donner de sa propre main le véritable salut.

 

Aussi, d’une voix humble et sincère, je vous supplie de me dire, si vous êtes prophète, quand viendra ce Messie : car, si mon bonheur était tel qu’il me fût permis de le voir de mes yeux, vous pouvez être bien sûr que je me jetterais à ses pieds. Je lui demanderais pardon de mes fautes et de mes erreurs, et je crois que les autres pêcheurs en feraient de même.

 

 

JÉSUS

 

Ô ma fille, tu es inspirée par la lumière du divin amour : car c’est moi qui suis le Sauveur et le Messie que tu as dit. Je suis, ô ma fille, celui-là qui est venu au monde pour le salut de tous, et tu n’as pas voulu me donner de l’eau que je t’ai demandée !

 

(La Samaritaine s’agenouille.)

 

 

LA SAMARITAINE

 

Hélas ! malheureuse que je suis ! mon cœur devinait bien déjà que je parlais avec le Sauveur, lorsque je le regardais au visage. Pardonnez mes fautes, Seigneur, et laissez-moi baiser ces pieds que doivent clouer les Juifs parce que mes fautes sont si grandes. Vous m’avez demandé de l’eau ; je vous la demande maintenant, Seigneur, je vous la demande à vous qui êtes source de vivant amour, avec l’espoir que vous me l’accorderez ; et je resterai là agenouillée, vous demandant pardon, Seigneur, jusqu’à ce que la bénédiction me soit donnée de votre main.

 

(Jésus donne la bénédiction.)

 

 

JÉSUS

 

Ô ma fille, tu es pardonnée pour ta foi et ton repentir ; et reçois la bénédiction de mon Père.

 

 

LA SAMARITAINE

 

Ô Seigneur, je vous en supplie, puisque vous m’avez rendue si digne, venez pour cette nuit dans ma maison, encore qu’elle soit indigne de vous.

 

(Les apôtres entrent et se font part de leur surprise à la vue de la Samaritaine avec Jésus.)

 

 

JÉSUS

 

Va-t’en, ô ma chère fille ; car cette nuit je dois, sans avoir le temps de souper, m’occuper des affaires de mon Père.

 

(Jésus s’en va avec les apôtres, et la Samaritaine enlève en pleurant toutes ses parures.)

 

 

LA SAMARITAINE

 

Ô parures mal employées, cause de ma perte, je suis bien résolue dorénavant à vous rejeter loin de moi. Ô cheveux qui tous les jours causiez ma perte, vous pouvez bien avec raison essuyer maintenant mes larmes. Pompes vaines et impudiques qui perdiez mille âmes, lorsque vous vous montriez avec tant d’orgueil sur les places et aux fenêtres, vous ne me tromperez plus désormais, car je suis déjà prédestinée à Dieu tout-puissant.

 

1781.

 

 

Traduit du catalan par Jean Amade.

 

Recueilli dans Anthologie catalane (1re série : Les poètes roussillonnais),

avec Introduction, Bibliographie, Traduction française et Notes

par Jean Amade, agrégé de l’Université, professeur au Lycée

de Montpellier, 1908.

 

 

 

 

 

 

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