Prologue
C’est une opinion très répandue et indiscutée, illustres et excellents seigneurs, noble auditoire et très pieuses gens, hommes de goût et éminents personnages, que les bons acteurs et les bons artistes doivent chercher avec le plus grand soin un sujet qui convienne à leurs spectateurs, et d’une nature telle qu’ils puissent paraître en scène sans aucune crainte.
Il serait honteux que, chrétiens comme ils sont, avec la vertu et la foi qui brillent en eux, ils s’occupassent de choses qui n’embellissent point, comme ont coutume de faire les aveugles mondains. C’est pourquoi, seigneurs, amis et frères, puisque nous sommes tous chrétiens, il sera juste et raisonnable de nous occuper ici de matières qui puissent contribuer à notre salut, laissant de côté les sujets lascifs et profanes.
Pour obéir à ce principe et cette sage précaution (on la remarque, en effet, surtout parmi les sages), nous voulons, seigneurs, représenter ici une petite œuvre de très grande valeur, conforme à la foi et, autant que possible, au mérite de vos excellences, encore qu’il y ait là quelque vanité de notre part ; mais, lorsque vous verrez les différentes scènes, le style et le sujet de la pièce, vous direz que je ne mens certainement pas en faisant d’elle un si vif éloge.
N’allez pas croire, puissants et nobles seigneurs, que cette œuvre ou cette pièce en particulier soit un jeu d’escrime ou chose du même genre, comme les comédies et les scènes dansées ; ce n’est pas plus une danse qu’une farce amoureuse : il n’y est point question des exploits d’Hercule, d’Hector ou d’Achille, ou autres discordes des dieux des païens, car ce sont là plantes sans fruit et sans fleur.
Ce n’est pas non plus l’héroïque et célèbre Iliade, œuvre d’Homère, le poète grec, ni les combats écrits par Lucain et autres poètes avec une plume dorée. Mais c’est une œuvre d’une bien plus haute inspiration, comme une peinture au naturel de toute la sainte et divine Écriture, sous le nom de Victoria Christi.
Dans cette pièce, on montre à tous ceux qui voudront lire l’Écriture avec patience et attention comment, par la faute d’Adam, le royaume des cieux était fermé à tous les hommes, et comment, pour cette raison, le perfide Satan maintenait captifs sous sa main les meilleurs de la race des hommes, au sein du père nommé Abraham.
Cette petite œuvre, d’un minutieux travail, montre aussi avec finesse et habileté comment Christ, notre Rédempteur, paya la faute de ce péché au prix d’un sang d’une valeur telle qu’il tira tous les justes, – auguste mystère, – de cette pénible servitude, triomphant de la mort par une mort d’amour.
Et, afin que tout ce qu’on vient de dire puisse être mieux noté de vous, seigneurs, des personnes viendront représenter toute l’œuvre. Ce n’est pas d’ailleurs sans quelque crainte, car l’auditoire est si éminent, si judicieux, si remarquable, si docte et si distingué, qu’il l’emporte en mérite, en vertu et en sagesse sur le grand Sénat et le théâtre romains.
C’est pour ce motif qu’on m’envoie tout d’abord devant vous. De grâce, seigneurs, nous vous en supplions, puisque vous êtes tous nobles, accordez-nous la faveur de ne point trop regarder aux fautes qu’il pourra y avoir dans le style, mais de tenir compte seulement du vif désir où nous sommes de bien servir vos excellences, – seigneurs de haute renommée, auxquels nous prions le Christ d’accorder, avec une longue vie, prospérité dans vos personnes, votre santé, votre fortune et votre réputation.
(Il s’en va. Musique.)
1781.
Traduit du catalan par Jean Amade.
Recueilli dans Anthologie catalane (1re série : Les poètes roussillonnais),
avec Introduction, Bibliographie, Traduction française et Notes
par Jean Amade, agrégé de l’Université, professeur au Lycée
de Montpellier, 1908.