Prière du maître pour la rentrée
Mon Dieu, vous voyez notre faiblesse, et vous savez combien ces jours de rentrée nous trouvent inégaux à notre tâche, inférieurs à notre vocation. Les élèves que vous nous donnez, nous voudrions les servir et les aimer de tout notre cœur. Mais nos déficiences nous paralysent, et le bilan des premiers jours est chargé d’un tel déchet que déjà nous sommes pris d’inquiétude et commençons à nous décourager. Ayez pitié de nous, Seigneur.
Nous avons succombé souvent au danger de la dispersion. Nous nous sommes laissé troubler avec quelque secrète complaisance par les soucis de notre installation matérielle ou par une prise de contact difficile avec de lourdes classes. Nous aimons tant avoir l’air très occupés, et nous proclamer débordés de besogne est une manière si efficace d’intéresser autrui à notre personne... Nous nous laissons envahir par cette fièvre qui remplace si bien pour nous la conscience des vraies difficultés. Et, le soir, nous sommes presque contents de nous, nous nous rendons cet hommage que nous n’avons pas été un instant inoccupés. Comme s’il nous était demandé d’être tout le jour occupés de nous. Comme si le loisir n’était pas nécessaire pour penser aux autres. Seigneur, faites que nos jours de rentrée ne soient pas des jours de dispersion.
Nous sommes faibles aussi devant la tentation du sommeil. La seconde année de notre enseignement est arrivée, et d’autres peut-être encore. Nous ne sommes plus novices, et nous avons la maîtrise de notre métier. La rentrée se fait presque facile, des visages connus viennent nous rassurer ; nous éprouvons moins la grande angoisse du premier jour de la première année, quand nous étions brusquement en face de quarante têtes nouvelles. Et tout cela devrait nous aider à mieux faire, à nous donner plus vite et plus complètement. Mais notre paresse se satisfait de recommencer les mêmes choses, et un orgueil secret de devenir « anciens » – nous aussi comme les élèves – commence à nous confirmer dans notre suffisance. La fièvre n’est tombée que pour nous incliner à l’engourdissement. Il faut nous sauver de cette mort qui déjà s’annonce sur nous. Et, si nous ne voulons plus être de ces agités qui vous servent si mal, nous ne voulons pas devenir des habitués qui ne songent même plus à servir.
– Seigneur, faites que nos jours de rentrée ne soient pas des jours de sommeil.
Les plus courageux même sont parfois menacés d’un danger plus subtil. L’habitude ne ralentit pas leur zèle, et ils savent rester actifs en recommençant au long des années. Mais, tout en restant dévoués à leur tâche, devoir qu’ils ne veulent pas trahir, ils laissent pénétrer en eux quelques lourdes inquiétudes. Et le scepticisme apparaît, qui enlève à leurs plus héroïques dévouements quelque chose de leur élan primitif. Ceux-là croient trop bien savoir qu’ils sèment sur une terre ingrate et que, de tous leurs efforts, il restera peu de chose. Leur expérience leur a appris que la moyenne des résultats s’avère médiocre au bout de quelque temps ; ils disent aux plus jeunes, à ceux qui ont encore tout leur élan et toute leur foi, qu’ils les admirent et les envient, mais ils sous-entendent la décourageante promesse que pour eux aussi le sel s’affadira un jour. Gardez-nous, mon Dieu, du scepticisme qui nous minerait et nous détruirait. Ce n’est pas parce que nous sommes jeunes que nous attendons de grandes moissons, mais parce que nous travaillons pour vous.
– Seigneur, faites que nos jours de rentrée soient des jours d’espérance.
Il n’y aura qu’un moyen d’aimer tout à fait nos élèves. Il faut, pour cela, mon Dieu, que vous me débarrassiez complètement de moi-même. Au début, je savais si mal aimer ma classe. Cette inquiétude avant l’heure du cours qui était une mauvaise peur de moi, et non pas le juste souci de ceux que j’allais instruire. Ces trop longues préoccupations après la classe et ces pensées qui habitaient en moi jusqu’aux heures les plus tardives. Ce remords stérile de n’avoir pas entièrement réussi, échec à mon amour-propre et non pas douleur vraie du chrétien devant le beau travail qui par sa faute ne s’est pas accompli. Je pensais si souvent à mes élèves, le jour et la nuit, que je croyais leur être dévoué. Et pourtant je ne pensais qu’à moi. Comme si je n’avais pas assez des charges qui m’étaient données, j’ajoutais ce poids mort de mon orgueil et de mes faux examens de conscience. J’avais la main à la charrue, et déjà elle me tirait en avant, mais combien de fois, Seigneur, vous m’avez surpris à regarder en arrière...
Heureusement, la charrue me tirait en avant malgré moi. Et chaque jour, mon Dieu, vous m’engagiez davantage dans la voie des renoncements nécessaires. Les sacrifices que je ne savais pas faire seul, vous les avez exigés de moi avant même que j’aie songé à les accepter. Comme vos premiers dons avaient précédé ma bonne volonté, la continuation de vos dons a précédé mes actions de grâces, et vous mettez moins de temps que moi à vous souvenir, pour l’augmenter encore, du bien que vous m’avez déjà fait. Au moment où je songe enfin à vous prier de me soutenir, déjà vous avez continué à me porter en avant. Un jour est arrivé où vous m’aviez si directement fait connaître mes élèves que je n’avais plus le temps de penser à moi. C’est bien à eux maintenant que je penserai, et c’est bien pour eux que je prie.
Nous prierons pour eux, non pas seulement pour qu’ils nous donnent de la joie ou pour que nous nous accordions bien avec eux, mais pour eux personnellement, pour leur croissance intellectuelle et spirituelle, pour leur progrès, pour leur épanouissement total. Nous prierons pour tous. Pour ceux qui sont de bons élèves et pour ceux qui ne sont pas de bons élèves. Nous n’avons pas un choix à faire entre ceux qui nous sont confiés ; un maître chrétien ne travaille pas pour former quelques « sujets » brillants, mais pour faire avancer toute sa classe. Et si nous avons des responsabilités précises envers quelques-uns que nous pouvons aider davantage et peut-être orienter dans leur vie intellectuelle, nous sommes là pour tous. Quelquefois il nous sera donné d’apercevoir qu’une classe n’est pas seulement un groupe d’élèves juxtaposés, mais une communauté très homogène et très vivante. Alors prier pour notre classe, pour ce milieu si étrange où se développent tant de sentiments contraires, tant de dévouements, de rivalités et d’amitiés, ce sera encore prier pour chacun de nos élèves. Une classe n’est pas une abstraction, c’est une mystérieuse réalité, qui porte notre marque et qui marque à son tour chacun de ceux qui en font partie. Et les élèves médiocres en bénéficient plus encore peut-être que d’autres – ces élèves que leurs mauvaises notes éloignent officiellement de la tête de classe, sans parvenir à les séparer de notre cœur.
Nous prierons pour tous nos élèves, pour ceux que nous connaissons bien et pour ceux que nous connaissons moins bien. L’instituteur voit chaque jour longuement ses élèves, et aussi au lycée le professeur de lettres les connaît bientôt dans une familiarité quotidienne. Mais le professeur d’histoire et le professeur d’allemand qui voient passer chaque classe une heure tous les trois ou quatre jours savent, s’ils le veulent, connaître et aimer aussi bien ceux qui leur sont confiés. La brièveté des rencontres avec les uns et les autres oblige alors à mieux comprendre le prix du temps. Et l’on a plus vite conscience que l’heure des semailles est brève, et qu’il faut remettre bientôt à Dieu ce qui nous a été prêté. In manus tuas, Domine...
Nous prierons pour ceux qui partagent notre foi et pour ceux qui l’ignorent. Afin que tous, ils deviennent des enfants de lumière. Afin que tous, ils commencent par se dévouer à la vérité, par comprendre le prix de toute parcelle de vérité. Pour beaucoup d’entre eux, Seigneur, vous êtes l’inconnu, l’inconnaissable peut-être. Mais il est une chose que nous pouvons pour eux : nous pouvons et nous devons développer en eux une exigence toujours plus ardente à la recherche du vrai. Notre plus grande joie sera que nos élèves ne se résignent jamais à ne pas connaître, qu’ils ne se résignent jamais à limiter leurs efforts vers la vérité ; qu’ils croient que l’homme doit arriver à connaître le vrai et qu’ils soient prêts à y consacrer leur vie ; qu’ils aient faim et soif de vérité. Tous alors seront préparés à accueillir la Vérité à laquelle nous donnons notre foi, ils seront des enfants de lumière, prêts à recevoir la lumière qui éclaire tout homme en ce monde et à lui rendre hommage.
Un professeur de lycée,
dans Bulletin Joseph Lotte,
1er oct. 1935, pp. 31-35.
Recueilli dans Livre d’heures du maître,
textes rassemblés par F. de Dainville, s. j.,
Beauchesne, 1956.