Élégie de la paix à Lausanne
Dans le matin gris d’automne
tombent les feuilles jaunies.
Je sais qu’elles tombèrent aussi au temps de Lamartine
et d’autres citoyens partis en première pour l’Éternité,
mais je m’obstine à préciser :
les feuilles jaunies tombent
Douceur des hôtels de gare où jamais personne ne loge
dont les volets poussiéreux s’entrouvrent avec mélancolie.
Stabilité des pensions de famille
(confort moderne et eau courante dans toutes les chambres).
Tendresse des cafés où les clients attardés sont en train de lire les journaux autour de petites tables sur le trottoir.
Devant l’« hôtel d’Europe et du Brésil », mon cœur saute d’enthousiasme patriotique
et se réjouit du cri national « Indépendance ou Mort ! »
Les gosses sur le chemin de l’école portent un béret de velours
et les soubrettes se hâtent accoutrées de fourrures à bon marché.
Moi, dans mon pardessus, je garde mon secret comme tout le monde.
Confort de porter un secret aux particularités ignorées de tous.
Tous les passants, garçons de boutique, étudiants, moi-même, nous emportons tout notre monde à chacun
étanche et impénétrable
protégé par la police des mœurs.
Loué soit Dieu, celui qui nous dévisage n’atteint pas nos cœurs, ni le reste.
Mais tous, le joaillier Jacques Schwob lui-même,
le chef de gare aux moustaches agressives,
l’aveugle marchand de journaux, qui met les mains dans ses poches pour les réchauffer,
tous, nous avons le calme de l’acrobate à l’instant du saut dans le vide,
ce calme qui est la suprême distension des muscles et de l’esprit,
car tous, flous feignons de ne pas entendre au loin
le bruit de la vague inévitable qui se dresse ;
et faisons semblant de ne pas voir l’aiguille de feu
indiquant inexorablement
la grande heure rouge...
Affonso ARINOS DE MELLO FRANCO, Inédit.
Recueilli dans Introduction à la poésie ibéro-américaine,
Présentation et traduction par Pierre Darmeangeat
et A.D. Tavares Bastos, Le Livre du Jour, Paris, 1947.