À la Pologne
1
Assez et trop longtemps, faible comme une femme,
J’ai comprimé les flots qui débordaient mon sein ;
Assez et trop longtemps, coursier soumis au frein,
J’ai retenu mes pieds que l’espace réclame.
Viens, soulève aujourd’hui ce long deuil de mon âme ;
Viens, le front ceint de gloire et le glaive à la main,
Guider mes doigts errants sur la lyre d’airain,
Liberté !... brûle-moi de ton souffle de flamme !
Où l’on souffre, où l’on meurt, je veux suivre tes pas.
Prête, prête à ma voix l’accent fier de Tyrtée,
Ce sublime vengeur de Sparte épouvantée,
Lorsque seul, remplissant de la soif du trépas
Toute une nation par ses chants emportée,
Terrible, il préludait à l’hymne des combats !
2
J’entends le vent mugir, et gronder la tempête ;
J’entends le flot plaintif qui gémit sur l’écueil ;
J’entends un cri mêlé de vengeance et de deuil
Qui vient des monts du nord, roulant de crête en crête.
C’est un peuple opprimé qui redresse la tête
Et va, le fer en main, conquérir un cercueil...
L’éclair de son regard a brillé dans mon œil ;
Son cri m’a rappelé que je suis né poëte.
Et que puissent mes vers, enfants du sombre orage,
De ceux qui vont mourir exalter le courage,
Exciter les vaillants à leur suprême effort !
Et que puissent mes vers, Pologne auguste et sainte,
À ma bouche muette, arrachés par ta plainte,
Ou vivre de ta vie ou mourir de ta mort !
3
Si tu devais, après un rêve décevant,
Sanglante, retomber sur tes sillons stériles,
Ou dormir du sommeil de ces races serviles
Que l’Autriche abrutit sous un joug étouffant ;
Si le Russe bientôt, féroce et triomphant,
Profanant tes débris, souillant de ses mains viles
Les os de tes héros, la cendre de tes villes,
Foulait aux pieds le corps de ton dernier enfant....
Mais non, non, ne crains rien ; d’une voix unanime
Les peuples vengeront ton dévoûment sublime ;
Écrasée aujourd’hui, demain tu renaîtras,
Ivre de liberté, de gloire, de batailles,
Vautour, de tes vainqueurs dévorant les entrailles :
Ne crains rien, ne crains rien, non, tu ne mourras pas !
4
Ils disent, les tyrans, qu’on peut toujours flétrir
Un peuple, et l’enchaîner, sans qu’au réveil il songe ;
Lui ravir tout, ses lois, son Dieu, son nom... Mensonge !
On n’asservit jamais ceux qui savent mourir.
On attelle le bœuf qu’il suffit de nourrir,
Et qui, pour ruminer, sous la crèche s’allonge ;
Le mâle et fier taureau, dont l’œil de plus haut plonge,
Marche libre du joug qu’il ne veut pas souffrir.
Ô Pologne ! ils pourront, dans l’effroi de leurs haines,
S’enivrer en buvant le meilleur de tes veines,
Et de ta chair entre eux partager les lambeaux ;
Mais ton sol, abreuvé du sang pur de tes braves,
Ton sol, aimé du ciel qui maudit les bourreaux,
Ne peut plus désormais enfanter des esclaves.
Mars 1846.
Edmond ARNOULD, Sonnets et poèmes, 1861.