Les révolutions
1
Quand les peuples du nord, sur le géant romain
Roulaient comme des flots poussés par les rafales,
Que le sol remué tremblait sans intervalles ;
Qu’Attila triomphant passait, la torche en main,
Creusant, sans s’arrêter le long de son chemin,
Une fosse de sang où buvaient ses cavales,
Où son glaive couchait les nations rivales,
Comme s’il eût voulu faucher le genre humain ;
Large, car il fallait une tombe profonde
Pour y mettre à la fois tous les débris d’un monde,
Large, car il fallait qu’en ce lit sombre et froid,
Pour cacher à la fin ses honteuses souillures,
Ses corps dégénérés et ses âmes impures,
Le passé qui mourait ne fût pas à l’étroit ;
2
Quand ces hommes grossiers, tourbe ignorante et forte,
Fuyant le steppe aride et les libres déserts,
Brûlant les champs féconds, de blonds épis couverts,
Et rasant les cités sans en franchir la porte,
Se ruaient effarés sur Rome déjà morte,
Dont la corruption remplissait l’univers,
Comme un vol de corbeaux suit à travers les airs
L’infect parfum des morts, que le vent leur apporte :
Au son de quelle voix, à quel signe de feu
Marchaient-ils ?... Ils allaient, sous le souffle de Dieu,
Balayer, sur le sol des races corrompues,
Et, sauvages enfants d’Irminsul ou d’Hengist,
Parmi les nations de voluptés repues,
Plier leurs fronts guerriers au baptême du Christ.
3
Les temps sont revenus où tout se précipite,
Où l’écume du vase en couronne les bords,
Où l’arme la plus sûre éclate aux mains des forts,
Où le plus hardi tremble, où le plus sage hésite.
Semblable au moribond qui dans son lit palpite,
Et fait, pour en sortir, d’inutiles efforts,
En proie au vague effroi qui le chasse au dehors,
Sur sa couche de fer l’homme partout s’agite.
Aux lointaines rumeurs, aux sourds tressaillements,
Aux bruits des passions et des événements,
Il se dresse, rempli d’épouvantes bizarres ;
Il croit, à chaque instant, entendre près du sol
Des ailes frissonner, sinistres dans leur vol,
Et s’abattre à grands cris les essaims des Barbares.
4
Vers ce port désiré qui se voile et qui fuit,
Lui faudra-t-il toujours, sur l’océan des âges,
N’avoir pour le pousser que le vent des orages
Et ces chocs haletants que l’ouragan produit ?
N’avoir pour éclairer sa marche dans la nuit,
À travers tant d’écueils fameux par leurs naufrages,
Que l’aveugle transport des nations sauvages,
Ou le lugubre éclat de la foudre qui luit ?...
Mais, puisqu’il a repris son bâton pour la route,
Pour cette fois il sait quel est son but, sans doute.
Il sait... Il ne sait rien. Pour lui tout est nouveau.
Qui donc lui montrera la pente la plus douce,
Et l’étoile qui doit le guider, sans secousse,
Au Christ de l’avenir dormant dans son berceau ?
1835.
Edmond ARNOULD, Sonnets et poèmes, 1861.