La glaneuse
Maître, la moisson sera belle :
Les épis tombent sous la faux ;
Le char de six grands bœufs, s’attelle,
Le ciel a béni vos travaux ;
Vous êtes riche : on le proclame,
Votre avoir grossit tous les ans ;
Oh ! laissez donc la pauvre femme,
Laissez-la glaner dans vos champs.
Elle est ici depuis l’aurore,
Le dos courbé sur le sillon ;
Vous l’y retrouverez encore
À l’heure où chante le grillon.
En vain il souffle un vent de flamme,
Elle songe à ses deux enfants ;
Laissez glaner la pauvre femme,
Laissez-la glaner dans vos champs.
Vos étables de bœufs sont pleines ;
Le grenier s’emplit jusqu’aux toits,
Et pour les vendanges prochaines
Vos chars se trouvent trop étroits ;
Et chez elle on pleure, on réclame
Le pain manquant depuis longtemps ;
Laissez glaner la pauvre femme,
Laissez-la glaner dans vos champs.
Elle était belle… Le veuvage
A flétri ses yeux et son teint ;
Pourtant l’anneau du mariage
Voudrait encore orner sa main.
Mais elle veut garder son âme
Fidèle à ses premiers serments ;
Laissez glaner la pauvre femme,
Laissez-la glaner aux champs.
Voilà les gerbes qui s’entassent
Sur les chars criant sous le poids.
Eh bien ! que vos moissonneurs fassent
Glisser quelque épi dans ses doigts.
De peur qu’un jour Dieu ne vous blâme
De vos refus aux indigents,
Laissez glaner la pauvre femme,
Laissez-la glaner dans vos champs.
Clémence AUDIAT.
Paru dans La France littéraire, artistique, scientifique en 1860.