Prière des femmes d’aujourd’hui
à sainte Monique, femme d’autrefois
par
Jeanne AZNAVOUR
Monique, comblée de gloire au ciel, ici-bas semblable à nous, fille d’Ève, sœur de Marie, laissez-nous vous parler, causer avec vous tout simplement, ainsi qu’on fait entre femmes, tandis que les enfants jouent et que, sur la maison bruyante, peu à peu le silence nocturne descend... Chacune de nous pourrait vous dire les mots par lesquels le poète commençait une prière à l’usage de sa mère : « Femme je suis, pauvrette... » Indulgente, prête à nous écouter, vous nous répondriez pareillement : « Femme je suis... » Oh ! nous le savons bien : seize siècles séparent nos existences ; qu’est-ce que cela, cependant, pour vous désormais éternelle, ou pour Celui en qui « il n’y a point de passé, point d’avenir 1 » ? Non, ce qui nous sépare n’est rien, et tant de choses au contraire nous rapprochent !
Comme vous, nous nous réjouissons d’être nées « dans une maison croyante, membre sain de l’Église » et nous vantons « le zèle de notre mère à nous bien former ». Plus d’une, parmi nous, garde le souvenir ému d’une vieille servante, si pareille sous des vêtements différents à celle qui vous éleva. Nous lui avons connu la même « prudence pleine de tact » et parfois « quand il en était besoin » la même « sainte et véhémente sévérité ». Nous avons vu ses maîtres lui marquer la même déférence. Autant que vous, ou plutôt davantage, nous avons mis sa bonté à l’épreuve par « cette pétulance débordante de la jeunesse qui se dépense en mouvements, en espiègleries ». Il est vrai, nos parents ne nous envoyaient point, selon la coutume de votre époque, « tirer du vin au tonneau ». Nous n’avons donc pas succombé à la tentation (vous rappelez-vous, Monique, cette faute puérile ?) d’ajouter, « un jour sur l’autre, petite gorgée à petite gorgée », jusqu’à prendre « l’habitude de boire avidement des coupes de vin pur ». Personne n’eut l’occasion de nous lancer « l’épithète fort désagréable de biberonne » qui vous fit rougir. Mais nous avons été, nous le confessons volontiers, de petites filles gourmandes et imprudentes ! Nous avons éprouvé vos repentirs fougueux, juré de ne plus retomber, sans tenir parole aussi bien que vous.
Et maintenant, grandies, mûries, nous nous efforçons, vous imitant, de gagner à Dieu nos maris ou de les retenir tout près de lui. Nous voudrions, à votre exemple, ne « leur parler de Dieu que par nos vertus », mériter chaque jour davantage leur « tendresse respectueuse », leur admiration. Votre Patricius « était sujet à de violentes colères », encore qu’il n’osât point vous frapper. Les époux de votre temps « même plus doux » ne s’en privaient guère et leurs compagnes portaient « des traces de coups au point que leur figure en était tout abîmée ». Ah ! sainte Monique, ce sont de tout autres traces que vous apercevriez sur le visage de nos contemporaines ! Si elles l’ont quelquefois abîmé, ce n’est pas à leurs conjoints, mais aux marchands de crèmes et de fards qu’il faudrait s’en prendre... N’avons-nous pourtant jamais à nous plaindre du caractère de nos maris ? N’est-il pas, à certaines heures, « fâcheux » comme celui de Patricius, malgré que leur cœur soit, comme le sien aussi, « exceptionnellement bon » ? Nous pouvons bien vous l’avouer tout bas, Monique : il leur arrive – s’en doutent-ils ? – de nous peiner un peu. Apprenez-nous le secret que vos amies vous priaient de leur confier : cette méthode de silence, de docilité, cet art où vous excelliez de « saisir le moment favorable » pour parler et persuader. Lorsque vos amies s’en inspiraient, elles vous « remerciaient après expérience faite ». Il ne tient qu’à nous de venir à notre tour vous remercier de vos leçons !
Modèle des jeunes filles, des épouses, vous pourriez encore l’être des belles-filles. Qu’elles seraient avisées de vous choisir pour patronne, celles qu’on désignait naguère – était-ce hasard ? – par un des termes les moins harmonieux, les plus rudes de notre langue : brus !... Brus, trop souvent victimes – du moins elles le prétendent – et parfois bourreaux... Vous qui avez désarmé la mère de Patricius, montée contre vous, « à force de prévenances, de patiente et persévérante douceur », aidez-nous à vivre avec nos belles-mères dans cette « douce entente » que votre Augustin chanta – et certes, la chose en valait la peine, diraient les malicieux. Rappelez aux mères de nos maris qu’elles furent jadis belles-filles, et faites-nous songer que, plus tard, nous serons nous-mêmes belles-mères. Afin qu’entre elles et nous règne l’union, préservez-nous des « langues intrigantes ». Nous ne prétendons pas qu’à l’exemple de Patricius, nos maris fassent fouetter ces perfides, mais nous vous demandons de les éloigner ou de nous garder, par votre prière, invulnérables à leurs insinuations.
Obtenez-nous encore la « qualité précieuse » que vous possédiez de rétablir la paix entre vos parentes et vos amies quand elles étaient « en dissentiment et en conflit ». Vous aviez « beau recevoir, de part et d’autre, de ces réclamations amères comme en vomit une inimitié toute gonflée de griefs », entendre exprimer « les ressentiments mal digérés qui se répandent en d’acides confidences sur le compte d’une ennemie absente », vous ne rapportiez « de l’une à l’autre que ce qui pouvait contribuer à les réconcilier ». Combien nous avons besoin, à ce sujet, d’être formées par Dieu, ainsi qu’il le fit pour vous, dans « la secrète école de notre cœur » ! « Tout le malheur des hommes, écrivait Pascal, vient de ce qu’ils ne savent pas demeurer en repos dans une chambre. » Tout le malheur des hommes... Plus encore, celui des femmes ! Ô Monique, vous dont le nom est évocateur de solitude 2, afin que nous ayons nous-mêmes la paix, obtenez-nous le goût du silence, du recueillement, le mépris des vaines agitations, de l’empressement excessif en nos existences enfiévrées.
Quiconque vous connaissait « honorait, chérissait » Dieu en vous, « parce qu’il sentait dans votre cœur sa présence ». Qu’il en soit ainsi pour nous ! Puissions-nous, à votre imitation, consciencieusement gouverner notre maison », élever pieusement nos fils, les « enfantant de nouveau » si, par malheur, ils s’écartaient du droit chemin. Puissions-nous encore avoir, comme vous, une âme maternelle pour tous ceux que Dieu met sur notre route ! Enfin, quand nous aurons terminé notre tâche ici-bas, enseignez-nous à dire, après vous : « Il n’y a plus rien qui me plaise en cette vie. Qu’y ferais-je, désormais ? » Que la main d’un fils, une main consacrée, elle aussi, refasse pour nos yeux le geste d’Augustin, les ferme doucement avant que Dieu lui-même les rouvre à la Lumière incréée ! Qu’au spectacle de notre mort, sereine et sainte à l’image de votre propre mort, nos enfants jugent « peu convenable de célébrer un deuil comme celui-là avec des plaintes, des larmes et des gémissements » ! Et lorsqu’en apparence nous les aurons quittés, qu’une voix intérieure, écho de la vôtre, leur murmure vos paroles : « Nihil longe est Deo ; rien n’est loin pour Dieu, ni en Dieu ! »
Souvenez-vous de ce soir d’autrefois, à Ostie, où, devant « une fenêtre d’où la vue s’étendait sur le jardin », Augustin et vous causiez, « seuls, avec une grande douceur », parcourant, « degré par degré, toutes les choses corporelles » et vous élevant peu à peu au-dessus d’elles ! Un bref instant vous avez touché, d’un élan de vos deux âmes, l’Ineffable que vous possédez maintenant, avec Augustin, dans un tête-à-tête éternel... Priez donc Dieu, ô Monique, d’ouvrir dans nos vies étroites, trop limitées à la vue des jardins terrestres, dans celles de nos enfants, une fenêtre, toute grande, sur l’Infini !...
Jeanne AZNAVOUR.
Paru dans Le Noël et la Maison en février 1939.
1 Toutes les parties du texte placées entre guillemets sont extraites des Confessions de saint Augustin.