Nostalgie

 

 

Anvers, 5 octobre 1856.

 

 

Les feuilles tombent des arbres, et il y a vingt jours au moins qu’un rayon de soleil n’a déchiré l’épaisseur du brouillard.

Un voile couleur de cendre enveloppe tout de ses plis : ciel, champs, palais, monuments, tout est noir, tout est obscur.

Vivre sous ce ciel, quelle tristesse, Seigneur !... Vivre sous ce ciel, y a-t-il plus grand exil au monde !

Que peut me donner cette terre au ciel si noir et si brumeux, quand elle ne m’a pas encore donné même un rayon de soleil ?

Le saint souvenir de la patrie ! Il n’en est pas de plus doux ! La nostalgie du pays !.... Il n’y a pas de plus grande douleur !

Ah, quelle tristesse, quelle tristesse sous ce ciel de plomb !

Paris avec ses merveilles, Bruxelles avec ses trésors, Anvers avec les palais qu’elle garde des Espagnols,

avec le bruit de leurs fêtes, avec la joyeuse splendeur du mouvement et de la vie qui déborde de leurs cours,

n’ont pu m’impressionner même un seul instant, car pour celui qui est loin de sa patrie, sa patrie est meilleure que tout.

Que m’importent leurs beautés, si rien ne parle à mon cœur plus que le souvenir de la patrie, qui est un si doux souvenir !

La patrie, mon Dieu, la patrie ! La sainte patrie. Seigneur ! Si je n’y puis revenir vite, que fais-je de ma vie ?

Ah, quelle tristesse, quelle tristesse sous ce ciel de plomb !

Parfois je ferme les yeux, et Dieu, qui est si plein de bonté, me permet de voir mon pays, me donnant du moins cette consolation.

Et je vois alors Barcelone, la ville de mes amours, et la mer qui baise ses pieds avec des ondes au doux bruit :

et le Llobregat qui sillonne en serpentant la plaine, roulant des vagues d’argent au milieu des campagnes de fleurs :

et là, au loin, se dessinant sur le bleu de l’hori-zon, les montagnes de Montserrat avec leur fameux sanctuaire.

Et tout beau, tout gai, plein de vie, séducteur, et tout sous un ciel pur, nageant dans des rayons de soleil.

Ah, quelle tristesse, quelle tristesse sous ce ciel de plomb !

Il y a longtemps que je promène mes peines à travers le monde, portant de ville en ville le fardeau de mes douleurs.

Ma tristesse est déjà si grande qu’elle a pris racine en mon cœur ! Quelle douleur est celle que je ressens loin de ma patrie, Seigneur !

Déjà toute les hirondelles qu’il y avait aux environs sont retournées à leurs nids de par delà la mer.

Moi seul, pauvre hirondelle sous ce ciel du Nord, je ne puis m’en retourner au nid qui est le nid de mes amours.

Si c’est maintenant l’heure où mes peines puissent avoir une consolation, rendez-moi la douce patrie, la sainte patrie. Seigneur !

Ah, quelle tristesse, quelle tristesse sous ce ciel de plomb !

 

 

 

Victor BALAGUER.

 

Recueilli dans Contes espagnols,

rassemblés et traduits par

E. Contamine de Latour

et R. Foulché-Delbosc, 1889.

 

 

 

 

 

 

 

 

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