Via Fora !

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Victor BALAGUER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le dix-huitième siècle naissait quand le successeur de Phillippe IV, le pauvre Charles II, dernier représentant de la maison d’Autriche, en Castille, descendait au tombeau.

Un des meilleurs écrivains contemporains a popularisé le règne de ce monarque, en le faisant entrer, presqu’entier, dans l’action du drame intitulé : Charles II l’Enchanté.

Triste roi et triste règne que le sien !

La maison d’Autriche avait commencé, en Espagne, par où toutes choses finissent et s’était terminée par où toutes commencent. Elle avait commencé par un héros et fini par un enfant ; l’œuvre tracée au début par un géant, s’échappait détruite, des mains d’un nain. Charles-Quint, portrait d’empereur, était le créateur de la dynastie qui s’éteignait avec Charles II, parodie de roi.

Durant son règne – en l’an 1678 – on construisit une église à Madrid.

– À qui dédierons-nous ce nouveau temple ? demandait-on sans cesse à l’Enchanté ?

– Nous verrons, répondait le roi. Qu’on l’achève d’abord.

Enfin, un jour, le temple fut achevé.

– À qui la dédicace de cette église, sire ?

– À la vierge qui ait le plus de fidèles, dit le monarque ; à la plus renommée et la plus fameuse ; à celle qui ait obtenu le plus de remerciements de mon peuple.

Un synode fut convoqué, auquel fut représentée chacune des trois nations de la couronne aragonaise : Catalogne, Aragon et Valence.

Les habitants de Valence proposèrent Notre-Dame du Puy ; les Aragonais, la vierge del Pilar ; les Catalans, Notre-Dame de Montserrat.

La première année du dix-huitième siècle arriva et Charles l’Enchanté mourut, laissant, à défaut de fils, son trône à un petit-fils de Louis XIV de France, le duc d’Anjou.

Celui-ci vint en Espagne et tint sa cour à Barcelone.

Philippe V se met en chemin pour la capitale de la principauté, avec l’intention de consacrer les lois et privilèges de Barcelone ; mais il envoie une ambassade, pour avertir les conseillers qui devaient le recevoir, qu’ils n’eussent pas à user de leur droit de rester couverts, tant qu’il ne les y aurait pas invités, et que l’on ne lui remît pas les clefs de la ville, ainsi que c’était l’usage.

Barcelone reçoit cette ambassade avec colère. Si Philippe ne voulait pas que les conseillers se couvrissent devant lui, il était clair qu’il leur enlevait ce droit, c’est-à-dire cette prérogative que Charles-Quint leur avait accordée, et que ses successeurs avaient confirmée. Si Philippe ne voulait pas qu’on lui remît les clefs de la ville, c’était parce qu’il s’en croyait déjà maître, par le seul fait d’avoir pris possession du trône de Castille.

Comment croire alors qu’il venait consacrer les lois et privilèges de Barcelone, puisqu’il commençait par abolir deux de ses plus belles prérogatives ?

Les conseillers décidèrent d’obéir quand même et vinrent au-devant de Philippe sans lui remettre les clefs et sans se couvrir.

Philippe entra dans Barcelone en carrosse. Ses conseillers allaient à cheval, mais la tête nue, car il ne leur avait pas ordonné de se couvrir. En arrivant au palais, Philippe sortit au balcon et sa canne tomba ! Étrange hasard !

Le peuple toujours prêt à commenter les faits, accepta cette circonstance pour un augure.

La population avait accompagné Philippe en silence jusqu’au palais. La foule était étonnée, voyant que les conseillers allaient, la tête découverte, derrière la voiture. À la mauvaise impression que causait ce fait, ne tarda pas à se joindre celle d’un nouveau que la tradition nous a conservé et que sa particularité nous oblige à mentionner.

Un sous-lieutenant avait été condamné à la peine de mort. Les soldats castillans le conduisaient au lieu d’exécution, lorsque’ le cortège militaire rencontra une procession qu’accompagnait le Saint-Sacre-ment. Immédiatement, le clerc qui portait l’étendard de Dieu s’avança vers le condamné et l’en couvrit, le déclarant libre au nom du Seigneur. Le capitaine de l’escorte, sans faire attention, écarta assez irrévérencieusement le prêtre qui étendait le pardon de Dieu sur la tête du coupable, et ordonna à ses soldats de continuer leur chemin, manquant à tous les usages et prérogatives établis.

Ce ne fut pas tout. L’escorte qui emmenait l’officier le fit passer devant le palais du vice-roi, comme si le prince punissait, dit un chroniqueur, et non la loi qui est celle qui condamne.

Que l’on juge si, sur un peuple aussi attaché à ses principes, aussi religieux que le peuple catalan, les faits que nous venons de raconter, ajoutés à d’autres que la brièveté de cet article nous oblige à supprimer, devaient exercer une fâcheuse influence.

De sorte qu’un jour, la cloche sonna, terrible, voix de bronze de la cathédrale, appelant le conseil des Cent.

De ce jour, la Révolution de Catalogne fut un fait accompli.

Entre temps, Philippe V, qui s’était marié à Figueras avec Marie-Louise-Gabrielle de Savoie, retourna à Barcelone, et, de là, passa à Montserrat dont il connaissait la renommée, désireux de plier le genou devant cette vierge qui avait vu s’incliner tous ses prédécesseurs.

Philippe arriva à Montserrat le 24 décembre 1702, accompagné du cardinal de Tré et de plusieurs gentilshommes de la première noblesse espagnole.

La nuit de son arrivée, à minuit, il descendit à la chapelle de Notre-Dame avec son confesseur, et, après avoir baisé les marches de l’autel, il demeura longtemps en prière. Le lendemain matin, il visita le monastère, vit le trésor, parcourut les ermitages et passa à la vieille église, où il se fit conter la poétique histoire de Jean Garin, par le duc de Bénévent, qui lui dit la connaître.

Après y avoir séjourné pendant deux jours, il partit, laissant une aumône de deux cents dollars d’or.

Durant ce temps, son épouse visitait la vierge, en compagnie de l’évêque d’Urgel, de la célèbre princesse des Ursins, du marquis de Castel-Rodrigo et de plusieurs autres grands seigneurs.

Marie-Louise resta quelques jours à Montserrat, et dans une fête qui eut lieu alors, elle voulut vêtir la sainte image de ses propres mains, sans permettre qu’on l’aidât dans son travail. De sorte qu’en partant, elle se déclara sa camériste et emporta une toque ainsi que la clef de la porte la plus proche de Notre-Dame, lui laissant en échange une rose en or massif, ornée de cent diamants, bijou de grand prix et d’un goût exquis.

En descendant de Montserrat, Philippe avait rencontré sur son chemin un chevalier de sa maison, qui montait précisément au monastère, le cherchant.

– Sire ! sire ! s’écria-t-il en arrêtant son cheval.

– Qu’arrive-t-il ? demanda Philippe.

– Voyez, sire !

Et le chevalier mit dans la main du roi une monnaie d’argent récemment frappée à en juger par son éclat. Au dos de cette monnaie Barcelone était représentée avec sa robe de matrone, montée sur un cheval, au-dessus d’un monceau de cadavres, et tenant dans sa main la foudre, avec laquelle elle semait la destruction et la mort dans les rangs d’une armée compacte qui formait le fond. Au revers, on voyait un roi, Philippe V, peut-être, fuyant à cheval et laissant tomber la couronne de sa tête.

– Eh bien ! demanda Philippe, que veut dire ceci ?

– Ceci veut dire, répondit le chevalier, que la cloche de Barcelone a réuni le Conseil des Cent, ceci veut dire qu’une décision importante a été prise, que la Catalogne s’est engagée à reconnaître pour maître l’archiduc Charles, et à l’aider à conquérir, avec ses hommes et son argent, le trône qu’il dit lui appartenir de droit ; ceci veut dire que l’on a frappé des médailles pour transmettre à la postérité le souvenir du jour où Barcelone proclame Charles III ; ceci veut dire que, dans tous les peuples catalans, la cloche salue de ses accents la révolte naissante, et que, dans tous les camps, retentit le cri universel et énergique de Via fora !

Philippe V se mordit les lèvres jusqu’au sang, et sans répondre, piqua son cheval de ses éperons.

Rien n’était plus certain, Barcelone secouait sa crinière de lion, et, menaçante et provocante, se jetait, la première, dans la lice. Charles d’Autriche était reconnu roi d’Espagne sous le nom de Charles III, et le duc d’Anjou et la maison de France recevaient l’anathème.

 

 

Victor BALAGUER.

 

Recueilli dans Contes espagnols, 1889.

 

Traduit du catalan par

E. Contamine de Latour

et R. Foulché-Delbosc.

 

 

 

 

 

 

 

 

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