La casbah de Bône

 

 

Les poésies que nous publions ci-après sont empruntées à un petit volume de trente-sept pages, publié en 1850 dans la petite ville algérienne de Bône. Ce volume est tout ce qui reste d’Eugène Barbier, ouvrier menuisier en fauteuils, qui serait peut-être aujourd’hui célèbre si l’exil ne l’avait tué. – Victime de ce grand malentendu politique de juin, dont toute la responsabilité doit retomber sur les hommes du National qui l’ont préparé sans avoir le talent d’en profiter, lui aussi n’a pu parler : la tombe est muette. Heureusement que Dieu a laissé la vie à d’autres : puisse la publication de ces poésies le donner à comprendre à qui il importe.

 

G. H.        

 

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                                           CADIX

 

                                                         À MA FILLE

 

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                            À bord du Gomer, rade de Cadix, le 28 février 1850.

 

Inquiète et craintive, à ta mère sans doute

Tu demandes, mon ange, à travers quelle route

            De ton père on conduit les pas ?

Chaque fois que le vent souffle dans la mansarde,

Qu’un bruit monte en perçant le mur qui se lézarde,

            Tu trembles et pleures tout bas.

 

Pour notre liberté garde ces douces larmes,

Celui qui t’aime court sur les flots sans alarmes ;

            Il se repose dans les eaux

De la blanche Cadix, cité fière et jalouse

Qui baigne dans les cieux son beau front d’Andalouse,

            Dans l’Océan ses noirs vaisseaux.

 

Riche et charmant séjour, les nautoniers que l’onde

Relance en secouant sa chevelure blonde,

            Y trouvent un abri certain ;

Le proscrit, que réprouve une ingrate patrie,

Y rencontre un sol vierge encor pour l’industrie,

            Tout le luxe d’un beau matin.

 

Que n’es-tu près de moi, dans ces lointains parages,

Pour admirer l’éclat des limpides mirages.

            Qui se déroulent sous mes yeux ;

Ton âme s’ouvrirait à cet espoir que donne

Aux enfants de l’Espagne une sainte madone

            Qu’ils implorent pour leurs aïeux.

 

Tu verrais comme moi ces puissantes murailles,

Séculaires témoins des grandes funérailles

            Des soldats du grand empereur.

Puis, dans les mêmes eaux, sur le même rivage,

Trafalgar ! se voilant comme un cippe sauvage,

            Écueil d’une superbe erreur...

 

Oh ! pourquoi souhaiter de t’avoir pour compagne

Sur le chemin d’exil, alors qu’au ciel d’Espagne

            Il nous faut déjà dire adieu ?

Béant le détroit s’ouvre, et l’Afrique déploie

Là-bas ses bras brûlants, prête à saisir la proie

            Dont elle répond devant Dieu ! ...

 

 

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    AUX MARTYRS DE L’AFRIQUE CHRÉTIENNE.

 

 

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                                                    Casbah de Bône, le 26 mars 1830.

 

Mânes saints des martyrs tombés sur ce rivage,

Dans la lutte sublime où, vaincu, l’esclavage

Disparut sous les coups du principe chrétien,

Patriarches sacrés, flambeaux de l’Évangile,

Levez-vous pour briser des dieux d’or et d’argile,

            Comme au temps de Dioclétien.

 

Levez-vous, secouez vos gothiques suaires :

Nous le savons, l’Afrique a de grands ossuaires,

Où dorment dans l’oubli de vaillants défenseurs

Des libertés du monde, alors qu’au paganisme,

            Plein d’amour, le christianisme

S’offrait en holocauste avec ses confesseurs.

 

Quittez pour un instant les concerts des archanges,

Accourez sur la route où passent nos phalanges ;

Venez pour nous bénir : nos pieds touchent le seuil

De cette terre impie où, dans chaque ruine,

Mous croyons rencontrer, attraction divine,

            Du sang, un sépulcre, un linceul !

 

Les autels d’Astarté s’emparant comme otage

Des vierges du Seigneur, aux lions de Carthage

Le prêtre abandonné par les gladiateurs,

Tout donnait le triomphe à la force qui tue,

            Et Cyprien et Perpétue

Baptisaient en mourant les sacrificateurs.

 

Erreurs de tous les temps, destins de tous les âges,

L’exil et l’échafaud sont de puissants présages.

Pour la foi qui milite ils se couvrent de fleurs.

Nous, qu’on envoie errer sur cette vaste tombe,

D’un martyre nouveau fécondante hécatombe,

            Notre espoir est dans nos douleurs.

 

Qu’importe que les dieux qui sont au Capitole

Réclament pour aïeux l’Olympe ou le Pactole ;

Qu’ils aient nom Jupiter, ou Moloch, ou Plutus ?

Quand le temple est un lieu de mensonge ou de bourse,

            Il faut que l’apôtre, en sa course,

Tombe ou passe en vainqueur sur ses murs abattus.

 

C’est ainsi que, livrée aux fureurs de l’arène,

L’Église humble et proscrite en sortit souveraine,

Tant vos trépas étaient empreints de charité.

Parfums religieux que l’Afrique révèle,

Vous enivrez nos cœurs : la croyance nouvelle

            Veut aussi la fraternité.

 

C’est sur un sol, encor tout brûlant de vos larmes,

Que nous devons braver de suprêmes alarmes :

Puissent dans ce labeur vos ombres en chemin,

Martyrs qui reposez sur ces plages antiques,

            Nous inspirer de saints cantiques

Pour chanter le bonheur promis au genre humain !...

 

 

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                LA MUSE ET LE POÈTE OUVRIER.

 

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                        Rade de Brest, ponton la Guerrière, 13 octobre 1848.

 

 

                                      LE POÈTE.

 

                Né d’un travailleur prolétaire,

                Tout seul je me suis élevé ;

                Seul j’ai découvert le mystère

                De peindre ce que j’ai rêvé.

                Ignorant la source divine

                Au bord de laquelle s’incline

                Des Muses l’heureux protégé,

                Je marche penché sur l’abîme,

                Sans pouvoir atteindre la cime

                Où de myrte on est ombragé.

 

                                     LA MUSE.

 

Tes regrets du passé, je les comprends, poète ;

De la société tu fuyais les dédains,

Ce jour où je te vis, rêveur, cacher ta tête,

Ton front si jeune encore sous tes tremblantes mains.

Ce jour-là, dans le vide où s’égarait ton âme,

Où tes larmes noyaient un souvenir de femme,

Quand ton cœur inquiet s’efforçait de saisir,

Troublé par la douleur, un reflet de plaisir,

Au lieu de l’ange humain que tu voyais en songe,

D’un amour que le monde accuse de mensonge,

Je descendis vers toi, je te donnai la main,

Te faisant entrevoir une terre nouvelle.

Alors dans ton malheur je te paraissais belle,

La lumière brillait au céleste chemin ;

Déposant un baiser sur ta joue enfantine,

Ton front se releva rayonnant et joyeux,

Et, buvant à longs traits dans la coupe divine,

Ta mission s’offrit sainte et grande à tes yeux.

 

                                      LE POÈTE.

 

                Je m’en souviens de ces étreintes,

                De ce doux songe aux ailes d’or ;

                Il avait dissipé mes craintes

                En me laissant douter encor.

                Hélas ! avais-je la puissance

                D’embrasser ta divine essence ?

                Épuisé par de vains efforts,

                Mon cœur, toujours prêt à maudire

                Notre union, osait médire

                De toi dans ses sombres transports.

 

                                     LA MUSE.

 

Je le sais, tu croyais, en ce moment d’ivresse,

Sous le prisme enivrant d’un baiser de tendresse,

Voir le monde à tes pieds déposer son encens,

Le Parnasse aussitôt te combler de présents.

Tu voulais t’élancer sur l’Océan immense,

Franchir avec ardeur les champs de l’infini

Sans avoir préparé tes moyens d’existence.

Tel un oiseau qui veut, au sortir de son nid,

Tenter d’accompagner, au milieu de l’espace,

Sa mère dont le vol va montant jusqu’aux cieux,

Tombe et vient se briser près du ruisseau qui passe

Au pied du peuplier, temple de ses aïeux....

Et pourtant chaque fois que, dans ta course altière,

Tu réclamas l’appui de mon bras protecteur,

Tu me vis sans orgueil accueillir ta prière ;

J’ai servi tes amours et rafraîchi ton cœur.

Lorsque dans ton labeur, succombant à la peine,

Tu pouvais m’invoquer en reprenant haleine,

Est-ce jamais en vain qu’au sein d’un doux émoi

Tes regards suppliants se sont levés sur moi ?

Subissais-tu d’un maître un affront, un outrage,

Je t’inspirais des chants ardents à te venger.

La France pliait-elle en face l’étranger,

Tu trouvais des accents pour parler au courage.

N’ai-je pas répandu dans ton intimité

Une douce lueur, un charme poétique ?

M’associant à toi, la lutte politique,

Ne me vit-elle pas toujours à ton coté ?

 

                                      LE POÈTE.

 

                Muse, c’était un peu de gloire

                Que demandait mon cœur navré ;

                C’était un simple coin d’histoire,

                Un lambeau de feuillet doré.

                Non pas ce menaçant registre,

                De la geôle, recto sinistre,

                Où mon nom se trouve couché.

                Ô mes illusions perdues !

                Me serez-vous bientôt rendues ?

                Bonheur, où restes-tu caché ?

 

                                     LA MUSE.

 

La gloire ! N’es-tu pas bien plus heureux de vivre

Loin du rapide flot de la publicité

Qui couvrirait ton nom dans la grande cité ?

La gloire ! Son éclat, dont tu me parais ivre,

Ne vaut pas le bonheur qu’un noble sentiment

Donne à l’homme au milieu d’un doux épanchement.

Crois ce que dit ton cœur, frère ; il est préférable

De partager ta coupe avec de vrais amis,

Dans ces banquets où peuple et penseurs sont admis.

Ta couronne est aux mains d’une épouse adorable,

De ta fille chérie, enfant dont le berceau

Fut voilé par mes soins des cordes d’une lyre ;

Prends courage, bientôt elle saura te lire,

À tes œuvres un jour elle mettra le sceau...

La gloire ! Cherche-la dans ces maux que tu souffres,

Jouet des éléments, suspendu sur ces gouffres,

Sépulcres dévorants où vous êtes jetés,

Pour subir des décrets qui vous ont emportés.

En ces lieux me vis-tu refuser de descendre ?

N’ai-je pas, partageant ta peine et ta douleur,

Fui mon divin séjour pour porter au malheur

Ma fidèle assistance, et sur ton front répandre,

Parfum de l’espérance, une sainte lueur ?

N’ai-je pas, inspirant ta verve poétique,

Fait d’un séjour d’horreur un temple fantastique,

Grâce à ces entretiens qui ravissent ton cœur ?...

La gloire ! Elle est à toi ; le feu que je t’inspire,

Ces hymnes fraternels qui frappent l’Océan,

Comme autrefois vibrait la harpe d’Ossian

Pour les enfants d’Érin... ils sauront les redire,

Tes frères d’infortune, et, dans la liberté,

Tous se rappelleront qu’en proie à la souffrance,

Près de ta Muse ils ont, d’un chant de délivrance,

Recueilli les accents, gardant avec fierté

La foi dans le progrès et dans l’humanité...

 

                                      LE POÈTE.

 

                Ô Muse ! à mes sens parle encore,

                Je t’écoute et suis tout en pleurs ;

                Parle, et que mon vers se décore

                D’emblèmes riants et de fleurs.

                Laisse-moi contempler ta face,

                Je ne veux pas qu’elle s’efface

                De mon amoureux souvenir.

                Toujours ton image chérie

                Sera mon guide, et ma patrie

                L’objet de mes chants d’avenir...

 

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                             L’ESPÉRANCE.

 

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                                                 Casbah de Bône, 2 juillet 1850.

 

Vous la méconnaissez, philosophes de Grèce,

Grands prêtres du forum, vaillants fils de Lucrèce,

Notre Espérance aux mains pleines de tendres fleurs.

Vos yeux, que fascinait l’ombre mythologique,

Se fermaient aux éclairs de son flambeau magique,

Pour ne voir de Pandore, hélas ! que les douleurs.

 

Trop longtemps oubliée au seuil du sanctuaire,

Elle osa déchirer le bandeau mortuaire

Qui la retenait loin du culte des autels ;

Et, fuyant des faux dieux la phalange impuissante,

On la vit se glisser, naïve et caressante,

            Dans les prières des mortels.

 

L’Espérance ! à sa voix l’humanité rayonne

Et reprend son essor ; le poëte crayonne

Quelques vers dans lesquels un peuple, haletant

Sous un pénible joug, croit trouver d’un Messie

Pacifique et sacré la sainte prophétie,

Au jour où le progrès l’entraîne palpitant.

 

L’Espérance ! au milieu de notre nuit profonde,

C’est d’un temple à bâtir la pierre qui le fonde ;

C’est l’oasis fertile ouverte au voyageur.

Sous un climat brûlant, c’est la fraîche rosée

Qui dispense l’amour à la terre épuisée ;

            Pour le faible, c’est un vengeur.

 

Chaste sœur de la Foi, partout on la devine ;

Dans le cœur d’une femme on la trouve divine :

Conduit par un sourire aux pieds de la beauté,

L’homme ne vient-il pas déposer son offrande ?

Sous une forme aimée elle lui paraît grande,

Rien n’est plus attrayant que la virginité.

 

C’est que toujours la femme a connu la souffrance ;

Elle est livrée encore à la seule Espérance,

Malgré tous les efforts de ses vrais défenseurs.

Vingt siècles de combats, de crises généreuses,

N’ont pu que dérober ses flammes amoureuses

            Au bon plaisir des oppresseurs.

 

Pour elle, l’Espérance est toute sa carrière,

Le monde toujours prêt à lui crier arrière !

Et qui s’enorgueillit d’entourer sa candeur

D’hommages et de soins, se croirait anathème

S’il devait à l’épouse accorder le baptême

D’un affranchissement digne de sa grandeur.

Dans le flot d’une époque où tout se renouvelle,

Quand pour les opprimés l’avenir se révèle,

Il jaillit de la foule une aspiration

Vers une ère de gloire, à la base idéale,

Où chacun du bonheur marque sa part égale

            Dans un beau jour d’élection.

 

Aussi sur tous les fronts l’Espérance rieuse

Promène sa couronne à demi sérieuse,

Les enfants du malheur accourent sur ses pas

Pour suivre constamment sa marche militante

Et s’ombrager des plis de la robe flottante

Qui voilent les contours de ses naissants appas.

 

De même qu’elle porte à travers nos défaites

Le reflet lumineux des fraternelles fêtes,

Son souffle consolant relève la fierté

De ces nombreux proscrits répandus sur la terre,

Qu’on rencontre en tous lieux expliquant le mystère

            D’une prochaine liberté.

 

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                                 LA CHARITÉ

 

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                                                     Casbah de Bône, 7 juillet 1850.

 

Tout est amour et joie au sein de la nature,

L’être le plus parfait, l’infime créature

Respirent ces parfums que la Divinité

A répandus sur nous dans sa munificence,

Sublime expression d’une toute-puissance

Qui nous fait incliner devant la Charité.

 

La Charité, grand mot sorti de la Judée,

Symbole renfermant une céleste idée,

De laquelle jaillit cet éclair fraternel

Qui devait entraîner dans ses flots électriques

Peuples et rois soumis aux dogmes empiriques

            D’un égoïsme originel.

 

Pourquoi ce feu sacré, foyer égalitaire,

Dont les rayons pouvaient régénérer la terre,

Est-il resté longtemps privé d’attraction ?

C’est que des nations les barbares phalanges

Attendaient, pour brûler leurs tyranniques langes,

Un signal éclatant de révolution.

 

Il fallait que partout tombât le despotisme,

Que le serf, éclairé par le tolérantisme,

Appelât de son droit contre l’autorité ;

Que la France, au reflet de la philosophie,

Étendît sur l’Europe un bras que sanctifie

            Son immortelle trinité.

 

La Charité brisa, comme un vase d’argile,

Ces pouvoirs absolus, menteurs à l’Évangile,

Que parfois on osait encenser et bénir !

Pure des attentats du sceptre et de l’étole,

Elle revint briller au front du Capitole

Agitant sur le monde un rameau d’avenir.

 

Ce n’était plus cette humble et rêveuse figure,

Qui des marches du cloître allait, timide augure,

S’offrir au mendiant et lui tendre la main ;

Étalant au grand jour ses couleurs primitives,

Sur ses pas accouraient les natures craintives

            Qu’elle émancipait en chemin.

 

De nos rénovateurs bonne et puissante émule,

Elle se confondit dans la triple formule

De nos aïeux marchant armés contre les rois ;

Pour les rendre plus forts au milieu des orages,

Qui devaient emporter tant de nobles courages,

Elle se révélait en proclamant leurs droits.

 

La Charité, c’est Dieu présidant au partage

Des immenses produits du terrestre héritage

Entre les invités au banquet social ;

C’est l’époux entourant d’une libre caresse

L’ange que sur son cœur avec délire il presse,

            C’est tout un bonheur idéal.

 

De son prisme émouvant l’univers se décore,

C’est un charme qui fuit pour revenir encore,

Chaque fois que du ciel tombent d’humides pleurs ;

Elle est dans ces moissons dont le sol se couronne,

Sous ces ombrages frais qu’un torrent environne

En baignant de ses eaux un parterre de fleurs.

 

De la Fraternité vouée à notre hommage,

Elle était pour nos cœurs la poétique image,

Avant l’aube où parut enfin la Vérité.

La Foi qui nous ramène aux rives de la France,

Nous montre, souriant aux bras de l’Espérance,

            Belle d’amour, la Charité.

 

 

                                                                   E. BARBIER.

 

 

Paru dans la Revue des races latines en 1860.

 

 

 

 

 

 

 

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