Les Quarante Heures
par
Jules BARBEY D’AUREVILLY
À mon frère, l’abbé Léon d’Aurevilly
I
De tous les jours que l’Année, cette joueuse au cerceau, chasse devant elle, le jour d’aujourd’hui, ô mon frère, est le plus singulier peut-être... Il nous faisait rire autrefois. Nous ne rions plus. Je rêve, et toi, tu pries. Seulement ta prière est plus vive et plus longue que les autres jours, et moi, ma rêverie plus amère. – C’est le jour des Masques pour moi, – pour toi, le jour des Quarante Heures !
II
Jour double et mi-parti, comme l’habit d’un bouffon qui rirait avec un cœur gros et des yeux en larmes... Vêtu comme Scaramouche, – ici d’un jaune éclatant et joyeux, là d’un noir funèbre. Païen et chrétien à la fois, jour d’éternelle dissipation et d’adoration perpétuelle. – C’est le jour des Masques pour moi, – pour toi, le jour des Quarante Heures !
III
Jour des Masques, – il est bien nommé, quoiqu’on eût pu appeler ainsi tous les autres jours de la vie ; mais ses masques, à lui, sont plus gais, et personne ne nie, ce jour-là, qu’il en ait un sur la figure. Le soleil lui-même a le sien et se cache sous le loup d’un nuage. L’as-tu remarqué ?... Il fait presque toujours un équivoque beau temps, où, grise comme un domino gris, tombe autour de nous la lumière. Seul, dans l’église où les cierges allumés font le soleil qui manque aux rues, Dieu se fait voir à visage nud, sans le voile de son tabernacle. – C’est le jour des Masques pour moi, – pour toi, le jour des Quarante Heures !
IV
Ô mon ami, mon cher Léon, ce jour, sinistre dans sa gaîté pour moi, est rempli pour toi de joies saintes ! Pour toi, il fait flamber plus fort l’encens de ton cœur embrasé ; pour moi, dans le mien, il ne remue, du bout de son doigt ennuyé, que des cendres éteintes. Ô Prêtre heureux ! ô Prêtre heureux ! Quand, dans ta stalle de Saint-Sauveur, sous les vitraux qui tamisent pour moi tant de pensées avec la lumière, tu chantes ton Seigneur Dieu, aux longues après-midi des vêpres, tu n’as jamais fermé une seule fois le missel orné de rubans et baissé le front sur ta poitrine, couverte du surplis tranquille, pour rêver aux jours de ta jeunesse, – et à moi, ce jour, comme un bourreau masqué, apporte la tête de la mienne !
C’est le jour des Masques pour moi, – pour toi, le jour des Quarante Heures !
Jules BARBEY D’AUREVILLY,
Le dimanche du carnaval 1859.