La ballade de l’élu
Humblement, fièrement je traverse la ville
Dans le lit triomphal de mon cercueil béni.
Contre la nymphe nue à la puanteur vile
Et contre Lucifer par l’Archange honni
Ou la Furie en pleurs, le combat est fini !
Oui, les trois ennemis qui jurèrent ma perte :
Luxure, Orgueil et Haine à la figure verte
Roulent dans les enfers, la main tordant la main,
Tandis que par la rue animée ou déserte
La croix, du Paradis, me fraye le chemin.
Athlète reluisant de divin baume et d’huile,
J’ai subi sans faiblir, et sans crier nenni,
L’étreinte de la Mort ; par un effort agile,
J’ai reconquis les Cieux dont Adam fut banni.
Carêmes, gloire à vous sans ombre ni déni !
Fatigue que ma chair a si souvent soufferte,
Ô chasteté, louange et gratitude certe !
Car si je vais atteindre au sommet surhumain,
C’est que votre exercice a fait mon corps alerte.
La croix, du Paradis, me fraye le chemin.
Le boucher, l’épicier pensent que l’on m’exile
Dans le faubourg des morts, sous l’herbe ou le granit
Lents chevaux, corbillard, David et la Sibylle
Gênent plus d’une oreille et plus d’un œil jauni.
Ô ma Mère romaine au dogme défini,
Par la ronce et le roc tu m’as conduit, experte.
La pourpre de l’Agneau m’a l’épaule couverte.
C’est toi qui m’as nourri du froment qui demain
Me ressuscitera. Si ma fosse est ouverte,
La croix, du Paradis, me fraye le chemin.
Envoi.
Ô Dieu seul en Trois Rois dont l’éclat déconcerte,
Votre céleste cour à mes yeux s’est offerte.
La Vierge et les Élus sourient dans le matin.
Passant, ne me plains pas, la tête découverte.
La croix, du Paradis, me fraye le chemin.
Serge BARRAULT, Le Grand Portail des Morts,
Collection « La Nef », aux éditions Spes.
Recueilli dans Louis Chaigne,
L’anthologie de la renaissance catholique : Les poètes,
Alsatia, 1938.