Le fleuve
Depuis l’âge orageux des aurores premières
Où tout un ciel pleuvait sur un monde naissant,
Suivi d’un infini cortège de rivières,
Au large, à plein chenal, en triomphe, il descend.
Superbe, délivré des ténèbres sauvages
Et des enchantements des noirs Esprits du mal,
Il proclame aux nouveaux soleils de ses rivages,
Son noble nom de saint, son beau nom baptismal.
Reflétant les espoirs des races obstinées
Dont les fils ont connu les pleurs des sombres jours,
Le vieux fleuve, le fleuve aux vastes destinées,
Le Saint-Laurent poursuit son voyage au long cours.
En vain le précipice irrite sa puissance ;
De l’abîme à l’abîme, il redouble ses bonds.
Il passe. Tout le bruit de son effervescence
À la longue, s’apaise en des calmes profonds.
De la plus humble côte au plus haut promontoire,
D’amont jusqu’en aval, tout le long de ses bords,
Cent clochers, au matin, célèbrent son histoire,
Et cent clochers, au soir, modulent leurs accords.
Il passe. Que lui font les tributs qu’il absorbe ?
En sera-t-il plus beau, plus grand, plus glorieux ?
Il passe, et l’on verra se résoudre en son orbe
L’émeraude et l’azur de la terre et des cieux :
Mais voici que la Mer ose forcer l’entrée
De l’estuaire où roule un océan de flots :
Devant le Roi des eaux, la Mer exaspérée
Recule, et sa colère éclate en longs sanglots.
Et le Fleuve, le vieux fleuve, le fleuve immense,
Dont les souffles n’ont pas cessé d’être vivants,
Magnifique de calme et d’orgueil, recommence
Sa marche vers l’aurore et les soleils levants.
Tel, par les champs dorés et par les vertes plaines,
Ce peuple qui déferle et déborde en tous lieux,
Et qui, sous tous les ciels, sent courir en ses veines,
Le sang qui mit sa pourpre aux veines des aïeux.
Illustre peuple issu de ces divines sources
Qui ne pourront jamais décroître ni tarir,
Il passe, à peine ému de ses lointaines courses,
Calme, tranquille, sûr de ne jamais mourir.
Nérée BEAUCHEMIN, Patrie intime, 1928.