Nuit suprême
Baisse la lampe. Il faut, les soirs de ferveur grave,
Que nul geste, perçu distinctement, n’entrave
Le cours harmonieux du songe intérieur.
Viens-là, tout près de moi, blottis-toi sur mon cœur.
Le vent charge au galop la neige sur la route
Et la jette, claquante, aux fenêtres ; écoute
Geindre sous sa fureur les joints de la maison.
Songe distraitement, comme les riches font,
Que la froidure, ailleurs, s’ajoute à la famine,
Et jouis encor plus de cette heure divine.
Donne ta main. Je sens que les jours inquiets,
Où le doute à la folle ivresse s’alliait,
Ont enfin consommé le rythme de nos êtres,
L’impulsion d’un temps s’incarne dans un maître.
Une œuvre se condense en une idée, un mot ;
Ce soir dominera tous nos soirs de si haut
Qu’il résumera seul notre idylle complète.
J’ai dit que je n’aimais que toi, je le répète.
Endors-toi maintenant et laisse ton esprit
Gambader à sa guise en un monde fleuri.
Je veux veiller encore. Dans les heures amères
J’irai vers le sommeil mains jointes, en prière,
Mais ce soir, le front ceint de roses, il me plaît
Que le rêve lucide aux ondoyants reflets
Remplace mon repos par son extravagance.
Je désire garder longtemps la conscience
Du bonheur ardemment convoité qui m’échoit,
Me dire : il est réel et je suis vraiment moi.
Alphonse BEAUREGARD, Les alternances.