L’âme en peine
BALLADE
Je viens de la cité des pleurs
Pour vous demander des prières.
Cr DELAVIGNE.
Vous qui priez, cœurs pleins de foi,
Chrétiens, priez aussi pour moi.
En traversant le cimetière,
Lorsque tout dort, lorsqu’il fait nuit,
Si vous voyez une lumière,
Sur les tombeaux voler sans bruit,
Priez, chrétiens ; car c’est mon âme
Qui souffre et demande un appui.
Dans son exil accordez-lui
Les oraisons qu’elle réclame.
Vous qui priez, cœurs pleins de foi,
Chrétiens, priez aussi pour moi.
C’est moi ! Je suis la pauvre fille
Dont le corps fut jeté tout seul,
Loin des tombeaux de la famille,
Sans prières et sans linceul.
Ce n’est point la terre bénite
Qui couvre mes restes flétris ;
Et l’on s’éloigne avec mépris
Du coin sombre où gît la maudite.
Vous qui priez, cœurs pleins de foi,
Chrétiens, priez aussi pour moi.
J’aimerais à dormir blottie
Sous un gazon épais et doux ;
Je n’ai que la ronce et l’ortie,
Je n’ai qu’un monceau de cailloux.
Au printemps, un rosier sauvage
Par hasard y vint à fleurir ;
Mais les enfants l’ont fait mourir
En arrachant fleurs et feuillage.
Vous qui priez, cœurs pleins de foi,
Chrétiens, priez aussi pour moi.
Une fauvette, sous la ronce,
Se fit un nid de blanc duvet ;
D’un sort plus doux c’était l’annonce ;
Sur ses petits l’oiseau couvait ;
Leurs chants me semblaient des prières
Que le Seigneur devait bénir :
Mais les passants, pour me punir,
Les ont tués à coups de pierres.
Vous qui priez, cœurs pleins de foi,
Chrétiens, priez aussi pour moi.
De ton cœur tu m’as renvoyée,
Toi-même, ingrat que j’aimai tant,
Toi, pour qui je me suis noyée
Dans les roseaux du grand étang.
Hélas ! mon âme inconsolée
De ce monde a voulu sortir ;
Mais dans un cri de repentir
Elle s’est du moins exhalée.
Vous qui priez, cœurs pleins de foi,
Chrétiens, priez aussi pour moi.
Dieu connaît ce cruel mystère
Impénétrable à tout autre œil ;
Mais nul prêtre n’osa sur terre
Jeter l’eau sainte à mon cercueil.
Seule, une femme en habit sombre,
Fuyant les regards, vient parfois
Pleurer sur la tombe sans croix
Et m’appeler tout bas dans l’ombre.
Vous qui priez, cœurs pleins de foi,
Chrétiens, priez aussi pour moi.
Bien loin des célestes royaumes,
Rebut des vivants et des morts,
Lorsqu’à l’église on dit les psaumes,
J’écoute et je reste au dehors.
De tout espoir dépossédée,
Je voltige autour des barreaux,
Et viens me heurter aux vitraux
Comme une hirondelle attardée.
Vous qui priez, cœurs pleins de foi,
Chrétiens, priez aussi pour moi.
Mais que vois-je à l’autel ?... Le prêtre
Jette l’eau sainte sur un corps.
Le vent a poussé la fenêtre,
Je prends part aux pieux accords.
Du cercueil une voix m’appelle...
C’est ma mère !... Ô Dieu tout-puissant !
Elle est morte en me bénissant,
Et j’obtiens mon pardon par elle.
Merci, mère au cœur plein de foi,
Qui seule as prié Dieu pour moi !
Prosper BLANCHEMAIN.
Paru dans le Recueil de l’Académie
des jeux floraux en 1852.