Les deux mondes
Far West.
L’OURAGAN boréal déchaîne les naufrages ;
La mer roulant ses flots et le ciel ses orages
Rongent avec fureur le détroit écumant ;
Et seuls dans ce chaos qui gronde, qui menace,
Immobiles et noirs deux grands caps face à face
Se dressent éternellement.
Là des mots inconnus se mêlent aux rafales ;
De deux géants couchés les têtes colossales
Dominent les deux caps vacillant sous leur poids ;
Or l’un est le vieux Monde et l’autre l’Amérique,
Qui, chacun accoudé sur une roche antique,
S’entretiennent à haute voix.
LE VIEUX MONDE.
Ne m’aimes-tu donc plus, ma belle Amérique,
Comme en ces premiers jours si vite évanouis
Où la main de Colomb dénouant ta tunique
T’offrit, vierge sauvage, à mes yeux éblouis ?
J’avais cru jusqu’alors que j’étais le seul Monde,
Que pour moi le soleil s’allumait dans les cieux,
Et que pour moi la nuit à sa voûte profonde
Suspendait ses milliers d’astres mystérieux.
Enfant, je me berçais au bruit de mes feuillages,
De mes fleuves errants, de mes oiseaux chanteurs ;
Je ne regardais pas plus loin que mes rivages,
Et je me complaisais dans mes peuples pasteurs.
Plus tard, dans les cités, dans les tours, sous les dômes,
J’enfermais des humains les mobiles désirs ;
Les peuples me brodaient un manteau de royaumes,
Et le bruit de la guerre amusait mes loisirs.
Enfin je m’ennuyai captif dans mes deux pôles,
Et, las d’être toujours baigné de sang nouveau,
De l’empire Romain qui chargeait mes épaules
Dans un jour de dépit je brisai le fardeau.
Tandis que tout aimait, moi, qui faisais tout naître,
Isolé, sans amour, et navré d’être seul,
Je nourrissais un feu qui dévorait mon être,
L’Océan sur mes flancs pesait comme un linceul.
Mais ce n’est pas la mort qu’il couvrait, c’est la vie !
Un de mes fils partit vers mon rêve idéal ;
Tu parus jeune et belle, aux flots jaloux ravie,
Et le linceul devint un voile nuptial.
L’AMÉRIQUE.
Malheur à ce Génois rebelle
Qui de Palos un jour parti,
Poussant vers moi sa caravelle
Imprima sa trace nouvelle
Sur le riva d’Haïti.
Cachée à tes regards profanes,
Je me berçais, naïve encor,
Dans les hamacs de mes lianes,
Au vent parfumé des savanes,
Sur mes fleuves aux sables d’or.
Cet or chez mes peuples antiques
Ne soulevait pas de fureurs :
Des mêmes filons métalliques
Sortaient le bandeau des caciques
Et l’instrument des laboureurs.
Mais ce métal fut une amorce
Pour tes fils au meurtre acharnés ;
Tu vins sous mes huttes d’écorce,
Et tu me ravis par la force
Mes biens, que je t’aurais donnés.
Pour toi je n’étais point avare,
Car je t’aimais d’amour, alors !
Et qu’as-tu fait de moi, barbare,
Lorsque pour dot à ton Pizarre
Du Pérou j’offrais les trésors ?
LE VIEUX MONDE.
N’accuse que Pizarre et ses guerriers sinistres :
Eux seuls ont sur leur trône égorgé les Incas.
J’ai maudit les fureurs de ces sanglants ministres,
À tes fils opprimés j’ai donné Las Casas.
Las Casas, renversant tes sanglantes idoles,
Te fit connaître un Dieu d’amour et de bonté ;
Sur ta plaie il versa, l’homme aux saintes paroles,
Le baume de la grâce et de la charité.
Si d’autres dans tes champs ont porté la faucille,
S’ils ont brisé le chaume en moissonnant le grain,
Leurs enfants ont semé : le temps fuit, l’été brille,
De plus riches moissons jaunissent le terrain.
L’industrie à son tour traversant l’Atlantique
Vient peupler tes déserts de vivantes cités ;
Chaque jour fait jaillir de la forêt antique
Des guérets florissants et des toits habités.
L’AMÉRIQUE.
Les bois où chassent mes peuplades
Je les aime, et non tes guérets :
Rends-moi le bruit de mes cascades,
Mes Hurons et leurs embuscades,
Et les chasseurs dans mes forêts.
Tu leur dérobes leur domaine :
Prends garde ! je me vengerai ;
Tes fils, que l’Océan m’amène,
Seront mes instruments de haine,
Contre toi je les armerai.
À l’heure où mon dernier sauvage
Aura chanté son chant de mort,
Les colons nés sur mon rivage
Obtiendront seuls tout l’héritage ;
Tu périras dans ton remord.
Déjà vers moi la foule abonde ;
Déjà les enfants de Franklin,
Libres de ton joug, ô vieux Monde,
Vont saisir le sceptre de l’onde,
Et tu penches vers ton déclin.
Jeune encor, j’aurai vu ta perte
Tes peuples décrépits mourront ;
Et dans chaque cité déserte
D’abord grandira l’herbe verte,
Puis les chênes au vaste front.
Tu dormiras muet et sombre
Sous tes bois par le temps accrus ;
On oublîra jusques au nombre
De tes villes mortes dans l’ombre
Et de tes peuples disparus.
Sur toi le lent oubli va fondre,
Et plus tard, le jour est marqué,
Dans quelque marais qui s’effondre
On trouvera Paris ou Londre,
Comme, on a trouvé Palenque ;
Palenque, Babel mexicaine,
Énigme de marbre sculpté,
Cadavre d’une cité reine
Morte sans que l’histoire humaine
De ses grandeurs ait rien conté.
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Ainsi, le front courbé vers le détroit qui gronde
L’Amérique superbe accuse le vieux Monde
Son gigantesque époux ;
Et leurs voix, se croisant sur lamer écumante,
De leurs éclats hautains dominent la tourmente
Des vagues en courroux.
Mais le sombre Océan, que leur colère étonne,
S’agite, secouant son antique couronne
D’algues et de corail ;
Et de ses bras nerveux broyant des monts de glaces
Élève entre eux son front tout chargé de menaces
Comme un épouvantail.
L’OCÉAN.
Quel esprit de discorde aujourd’hui vous enivre ?
Mondes désenchantés, ne pouvez-vous plus vivre
L’un et l’autre en repos ?
Ne vous souvient-il plus qu’en mes jours de colères
Sur vos Himalayas et sur vos Cordillères
J’ai promené mes flots ?
Prenez garde que Dieu, renversant mes limites,
Ne me déchaîne encor sur vos terres maudites
Ainsi qu’aux anciens jours.
Cette voix qui m’a dit : « Ici ta rage expire,
Tu n’iras pas plus loin ! » cette voix peut me dire :
« Va plus loin, va toujours ! »
Des sombres profondeurs qui gardent l’Atlantide
Je monterais, ployant sous mon étreinte humide
Vos fronts appesantis ;
Et sur vos monts altiers devenus des abîmes,
Dans l’aire des aiglons les monstres maritimes
Nourriraient leurs petits.
Pour vos grandeurs aurait sonné l’heure dernière ;
La terre sous les eaux dormirait prisonnière
Dans le gouffre béant ;
Le soleil éteindrait sa lumière inutile,
Et la mort planerait sur la face immobile
De l’immense Océan.
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Dans le ciel cependant une voix douce et pure
Chantait. Ce fier courroux se calmait sans effort,
Comme au sein maternel se repose et s’endort
Un petit enfant qui murmure.
« Gloire à Dieu dans le ciel ! paix ici-bas à tous !
Mers, abaissez vos flots ; terres, prosternez-vous
Devant la puissance infinie !
Chantez, harpes des bois ! chantez, vents des déserts !
Océans orageux, confondez vos concerts
Dans l’universelle harmonie ! »
Prosper BLANCHEMAIN.
Paru dans le Recueil de l’Académie
des jeux floraux en 1852.