Matutina

 

 

                                                     Stella Matutina.

                                                     Rosa mystica.

                                                            LES LITANIES

 

 

                                           I.

 

Ô célestes concerts de joie et de douleur

Tels que n’en a jamais entendus notre oreille,

Où chaque étoile d’or devient note vermeille,

Et travaille selon sa force et sa valeur ;

Chaque étoile de feu, chaque divine fleur,

Selon que le Seigneur la pousse ou la conseille,

Chante sans s’émouvoir ou s’agite, pareille

À l’insecte des prés aux temps de la chaleur !

Et suivant que la règle en ce chœur la dirige,

L’étoile se balance au-dessus de sa tige

Ou s’en détache afin d’aller chanter ailleurs,

Comme une abeille quitte une rose épuisée

Dont elle a bu le miel et la douce rosée,

Et va d’un vol rapide à de nouvelles fleurs.

 

 

                                           II.

 

Et chaque diamant, chaque étoile s’agite

Et forme dans le ciel mille combinaisons,

Comme si dans un champ, parmi les frais gazons,

L’hyacinthe changeait avec la marguerite.

Et chaque blanche étoile avec son satellite,

Ainsi qu’un oiseau va de buissons en buissons,

Parcourt en tremblotant le domaine des sons ;

De sorte que toujours l’harmonie est écrite

Sur la page d’azur du divin firmament

Où les anges du ciel, avec recueillement,

Viennent incessamment lire le chant de plainte

Ou l’hymne de bonheur, d’espérance et d’amour

Que chante l’univers en attendant son jour,

Et transmettent le tout à la Trinité sainte.

 

                                           III.

 

Écoute maintenant, bénévole lecteur,

Voici ce que j’ai lu dans un livre mystique :

Un Séraphin, le chef de la troupe angélique,

Autrefois descendit de la sainte hauteur,

Et, secouant la flamme et la molle senteur

Qui tombaient à la fois de sa blanche tunique,

Il dit aux univers qui chantaient leur cantique :

« Suspendez un instant votre hymne au Créateur ;

« Étoiles et soleils, splendeurs, levez la tête,

« Voici des jours de gloire et d’amour et de fête !

« Car ce matin, ainsi que vous l’avez dû voir,

« L’âme de Jésus-Christ du Thabor est partie,

« Et je viens à chacune enseigner sa partie,

« Dans le chœur solennel qui doit le recevoir.

 

 

                                           IV.

 

« Les plus pures de vous, lumières étoilées,

« Celles dont le Seigneur a dès longtemps fait choix,

« Dans cet auguste chant diront à pleine voix

« Les noms, les divins noms de ces immaculées,

« Qui toutes, dans le temps, aux humaines vallées,

« Ont aidé le Sauveur à supporter sa croix,

« Et lavé son front pâle et baisé ses pieds froids,

« Et passé près de lui trois jours et trois veillées.

« Les plus pures de vous diront le nom charmant

« De ces anges d’amour et de pur dévouement

« Dont l’âme fut ouverte à sa sainte parole ;

« Et toutes, répondant alors à votre appel,

« Ô célestes clartés, avant d’entrer au ciel,

« Feront de vous les fleurs de leur blanche auréole. »

 

 

                                           V.

 

Et l’ange apprit alors à chacune le nom

Qu’elle devait chanter dans la sainte musique,

Et parcourut ainsi la voûte séraphique

De splendeur en splendeur, de rayon en rayon.

« Toi, clarté, tu diras : Marthe, sœur de Simon,

« Toi, Salomé, et plus loin, toi, sainte Véronique,

« Dont le voile divin, peinture magnifique,

« Sert déjà sur la terre à l’adoration. »

Puis, avant de rouvrir ses ailes de lumière,

Il descendit au fond de l’auguste carrière ;

Et dans le champ divin, comme une fraîche odeur,

Ayant laissé tomber d’autres noms que j’oublie,

Se mit à contempler avec mélancolie

Stella Matutina, douce et chaste splendeur.

 

 

                                           VI.

 

La plus blanche clarté qui dans le ciel ondoie,

La première qui luit à l’horizon vermeil,

Annonçant aux enfants de laisser le sommeil

Pour commencer le jour que Jésus leur envoie,

La seule qui peut-être en la céleste voie,

Quand les globes de flamme, à leur nouveau réveil,

S’élancent tous ensemble au-devant du soleil

Avec des cris d’amour, de bonheur et de joie,

Reste mélancolique et pâle, et ses rayons

Dirigés du côté de nos afflictions ;

Et belle, tristement et la tige pendante,

Loin d’imiter, hélas ! les autres saintes fleurs,

Aspire notre plainte et nos voix et nos pleurs,

Plutôt que les parfums et la lumière ardente.

 

 

                                           VII.

 

La plus douce clarté que jamais sous ses pas

Un archange ait foulée aux jardins de lumière,

Mais la plus triste aussi, car elle est la première

À contempler du ciel les peines d’ici-bas ;

Car en venant sitôt au séjour des hélas,

Des larmes de nos nuits elle a la plus amère,

Celle qui, le matin, tombe avant la prière,

Celle qu’en se levant le soleil ne voit pas ;

La plus blanche clarté de la sainte phalange,

Étoile d’Orient, qui déjà serait ange,

Sans cet amour qu’elle a de notre humanité,

Sans cette passion dont elle est tant ravie,

Et qui fait qu’elle oublie en contemplant la vie,

De plonger plus avant dans son éternité.

 

 

                                           VIII.

 

Or, l’archange lui dit : « Lumière de l’aurore,

« Depuis que le Seigneur, après le jugement,

« T’appela dans le ciel, et te fit diamant

« Et splendide clarté de la voûte sonore,

« Tu n’as point fait un pas, et tu restes encore,

« Aujourd’hui que tes sœurs du divin firmament

« Ont pris le front de l’ange et son blanc vêtement,

« À la place où jadis nous l’avons vue éclore.

« Entre la terre et toi l’échange est inégal,

« Tu lui verses ton bien et respires son mal

« Depuis que ton calice est tourné dans l’espace,

« La lumière de Dieu s’est épuisée en lui.

« Si tu ne veux mourir, il est temps aujourd’hui

« Que tu l’ailles remplir aux sources de la grâce.

 

 

                                           IX.

 

« Il est temps d’avancer dans la sérénité,

« Lumière, et de montrer une foi plus robuste,

« Car tu ne peux toujours faire comme l’arbuste

« Qui demeure à la place où l’homme l’a planté.

« Écoute, dans le chœur qui doit être chanté,

« Je te réserve donc une partie auguste.

« Que ton amour soit grand et ta voix pure et juste,

« Et demain tu seras un ange de clarté.

« Et maintenant, voilà ce que je te demande :

« Tu diras tous les noms et toute la légende,

« Et toutes les vertus, les grâces, les splendeurs

« De la Mère du Christ, de la vierge Marie,

« Et tu seras la fleur de la sainte prairie

« Dont il s’exhalera les plus douces odeurs.

 

 

                                           X.

 

« Tu diras, ô clarté ! quels beaux noms on lui donne

« Sur la terre, là-bas, parmi nous dans les cieux,

« Quels augustes parfums exhalent ses cheveux,

« Quelle grâce la suit, quel honneur l’environne :

« Tu diras tous les noms de ta sainte patronne,

« Et si tu les dis bien, ce sera glorieux,

« Car je dois t’avertir qu’ils sont aussi nombreux

« Que les fins diamants de sa blanche couronne.

« Étoile d’Orient, belle Matutina !

« Ainsi donc, ton devoir en ce grand Hosanna

« Est d’assembler les noms de la vierge mystique,

« Et de faire un air pur, gracieux et charmant,

« En les unissant tous harmonieusement,

« Comme les notes d’or d’une sainte musique.

 

 

                                           XI.

 

« Ces noms divins plus purs que la myrrhe et le nard,

« Qui furent dans le ciel inventés à sa gloire,

« Nous te les avons dits assez souvent pour croire

« Que tu les sais tous bien et peux en faire part ;

« S’il t’était arrivé d’oublier, par hasard,

« Les autres non moins beaux de sa terrestre histoire,

« Si tu ne les pouvais trouver en ta mémoire ;

« Au sommet du Calvaire abaisse ton regard,

« Et si les purs rayons de ta blanche lumière,

« Stella, ne craignent pas, pour lire un saint mystère,

« De se baigner un jour dans le sang et les pleurs,

« Tous ces noms glorieux dont la terre l’appelle,

« Tu les verras écrits sur la croix éternelle

« Où Jésus a souffert les dernières douleurs. »

 

 

                                           XII.

 

Lorsque la lune au ciel se lève blonde et pâle,

Et que l’ardent soleil qui dorait la moisson

Se plonge dans la mer, laissant à l’horizon

Traîner comme un lambeau la pourpre occidentale,

Un chant mélodieux monte par intervalle

Ainsi qu’un pur encens de la terre en frisson ;

Chaque épi donne un bruit, chaque brin d’herbe un son ;

Tout gémit et se plaint, et s’agite et s’exhale ;

Les feuilles aux rameaux tremblent comme toujours,

La rosée et les lys se content leurs amours ;

Ce n’est que volupté, murmure dans la plaine,

Comme si le travail de végétation

Cessant quand le soleil retire son rayon,

On n’avait qu’à chanter jusqu’à l’aube prochaine.

 

 

                                           XIII.

 

Ainsi lorsque l’archange eut repris son essor

Et se fut envolé vers la toute-puissance,

Ayant à pleines mains répandu la semence

Sur le sol éternel où croissent les fleurs d’or,

Les voix du firmament tressaillirent d’abord,

Et ce ne fut bientôt qu’une rumeur immense

Pareille au bruit que fait l’orchestre qui commence

Lorsque les instruments cherchent tous leur accord.

 

 

                                           XIV.

 

Comme on entend le soir, au fond des cathédrales,

Les beaux enfants de chœur à la voix de faucet

Chanter dévotement et répondre au verset

Que lisent les abbés tous assis dans leurs stalles ;

Ainsi, dans ce concert les vierges matinales

Répondaient au soleil qui les interrogeait,

Et leurs voix de cristal s’élançaient d’un seul jet,

Et flottaient au-dessus des sonores pédales.

Ainsi chantaient splendeurs, étoiles et soleils,

Et les noms s’exhalant lumineux et vermeils,

Comme des grains d’encens de leurs mystiques vases

Venaient se réunir ensemble avec amour

Près de celui du Christ, et tremblaient alentour

Ainsi que diamants et perles et topazes.

 

 

                                           XV.

 

Ô céleste concert de l’orgue universel !

Tous les soleils chantaient d’une voix haute et pleine,

Et les plus doux parfums de la terrestre plaine

S’exhalaient épurés des calices du ciel ;

Et pour dorer les noms des vierges du Carmel,

Chaque étoile s’était aussitôt mise en peine

De chercher dans le fond de sa coupe sereine

La plus exquise odeur, le plus céleste miel.

Et chacune s’était pour longtemps épuisée

À façonner avec sa plus douce rosée

Un diadème au nom que Dieu lui confia ;

Toutes avaient tari leurs parfums et leurs flammes

En cherchant à donner à ces terrestres femmes

Quelque virginité qu’elles n’eussent déjà.

 

 

                                           XVI.

 

Si pourtant s’élevait une voix recueillie,

Les autres suspendaient leur accompagnement ;

Et déjà plusieurs fois l’étoile d’Orient,

Dans un ton plein de grâce et de mélancolie,

En chantant les douleurs et la fin de Marie

À ses frères divins des champs du firmament,

Les avait tous émus et ravis tellement

Que leur coupe de pleurs s’était toute remplie ;

Quand elle avait fini, tous reprenaient en chœur,

Et chantaient. – Cependant, l’archange du Seigneur,

Gabriel, revenait de la sphère terrestre,

Et frappé de ces bruits dans le ciel inconnus,

Sur un rayon de feu posant ses beaux pieds nus,

Immobile, écouta les voix du saint orchestre.

 

 

                                           XVII.

 

Et le rameau céleste où l’ange se posa,

Lorsqu’il fut de retour aux sphères bienheureuses,

S’élevait au milieu des herbes lumineuses

Sous lesquelles chantait Stella Matutina.

Or, entendant le bruit, la Vierge regarda

Si c’étaient par hasard les augustes faneuses ;

Et voyant le bel ange aux tempes glorieuses,

Elle sentit amour la prendre, et se troubla.

Elle n’entendit plus l’harmonieux murmure,

Et sortit aussitôt du champ de la mesure,

Comme un épi débile arraché par les vents,

Et les transfigurés, et les splendeurs divines

S’aperçurent du haut des célestes collines

Qu’il manquait une voix dans les versets suivants.

 

 

                                           XVIII.

 

« Étoiles et splendeurs, faites votre partie,

« Chantez, soleils, chantez l’hymne du Tout-Puissant !

« Moi, je veux respirer le parfum qui descend

« Du météore auguste où je suis convertie. »

Ainsi parlait Stella dans la sainte prairie,

Et, tremblante, jetait son souffle incandescent

Sur le front radieux du bel adolescent,

Qui brillait comme au jour qu’il visita Marie ;

Et tandis que ses sœurs chantaient de toutes parts,

La vierge sur lui seul attachait ses regards ;

Et dans les saints jardins, marguerite perdue,

Aspirait à longs trails en sa coupe d’or fin

Les humides sueurs que le beau séraphin

Laissait de ses cheveux tomber dans l’étendue.

 

 

                                           XIX.

 

Aussi, c’est que jamais archange de retour

Ne fut plus entouré de lumière et de gloire ;

Jamais nul revenant du globe expiatoire

N’apporta plus de grâce à l’éternel séjour ;

Jamais les soleils d’or ne versèrent le jour

À flots plus abondants que ses beaux pieds d’ivoire ;

Jamais archange enfin d’éternelle mémoire

Ne fut plus digne en tout de prière et d’amour.

Tout à l’entour de lui flottait un divin reste

De la grâce portée à la vierge céleste,

Comme si les rayons des astres soulevés

Et la course rapide à travers l’étendue

Avaient fait s’exhaler de l’urne répandue

Les parfums de ce jour qu’elle avait conservés.

 

 

                                           XX.

 

Parmi les diamants de sa belle couronne,

Matutina voyait s’épanouir un lys

En signe des devoirs qu’il avait accomplis

Près de sainte Marie, éternelle patronne

De cette blanche fleur, comme elle douce et bonne,

Qui poussait autrefois au berceau de son Fils,

Et parsème aujourd’hui les franges et les plis

Du céleste manteau dont elle s’environne ;

Un beau lys glorieux, tige des champs divins,

Qui devait, sous ses pas, naître dans nos jardins,

Pour que les fleurs un jour eussent, comme les femmes,

Un nom pur et charmant afin de se parer,

Un calice de grâce à toujours adorer,

Un symbole d’amour où convertir leurs âmes.

 

 

                                           XXI.

 

Le lys, coupe d’argent, vase sanctifié,

Tige douce et modeste, et qui, dans la prairie,

Parmi les autres fleurs représente Marie ;

C’est-à-dire l’amour et la douce pitié

Qui pleure les douleurs du faible humilié,

De la branche débile où la sève est tarie,

De l’herbe du matin qu’un passant a flétrie,

Et qui meurt pour avoir subi l’affront du pié.

Fleur d’absolution qui dans la sainte reine

Habitait tout entière avec sa pure haleine

Et ses pâles couleurs et son calice frais,

Et qu’elle a détachée en mourant d’elle-même,

Afin de la laisser à la terre qu’elle aime,

Comme un gage éternel d’alliance et de paix.

 

 

                                           XXII.

 

Le lys, divine fleur qu’adorent les brins d’herbe,

Parce qu’aux premiers jours de son éclosion

Elle leur dit à tous la triste Passion

Et les douleurs du Christ, et son auguste Verbe ;

Qui domine le champ radieuse et superbe,

Annonçant aux épis par sa vibration

Les heures de travail et d’adoration,

Et l’approche des jours qu’ils seront mis en gerbe ;

Source de pureté, mystique réservoir

Où les âmes, nos sœurs, viennent boire le soir ;

Palme d’élection que l’ange qui remonte

A soin de ne laisser jamais sur les chemins,

Et, qu’en entrant au ciel, avec ses blanches mains

Il présente à Marie avant de rendre compte. –

 

 

                                           XXIII.

 

Parmi ses blonds cheveux le lys semblait éclos,

Et c’était une étrange et belle comédie

Que de voir au-dessus de cette mélodie

Se balancer ainsi le bel ange au repos.

Or, la branche laissait s’exhaler de saints mots

Plus doux que les parfums des palmiers de l’Asie.

Et tout en murmurant suivait la fantaisie

Et l’ondulation des mélodiques flots.

El lui, marqué de grâce et de béatitude,

Immobile, écoutait le céleste prélude

Que roulait dans son sein l’harmonieuse mer,

Et rêveur, une main sur sa tempe appuyée,

Laissait peser son corps sur son aile ployée

Que rien ne soutenait dans l’invisible éther.

 

 

                                           XXIV.

 

Comment dire, Seigneur, en ce divin poème,

Quelles émotions de joie et de plaisir

Tombèrent sur l’étoile et la vinrent saisir

Lorsque, régénérée à ce nouveau baptême

Elle se souleva pour s’écrier : Je t’aime !

« Je t’aime, ô Gabriel ! bel ange ! et mon désir,

« C’est qu’à l’aube demain tu me viennes choisir

« Pour que je prenne enfin place en ton diadème ! »

Cependant Gabriel sur le flottant rameau

Se balançait toujours, et l’étoile avait beau

Se lamenter ; sa voix sonore et métallique,

Hélas ! cherchait en vain à planer au-dessus

De celle des soleils et des fleurs de Jésus

Qui chantaient à l’entour le céleste cantique.

 

 

                                           XXV.

 

« Bel ange Gabriel, pour toute la clarté

« Que les sources du ciel ont versée en mon vase,

« Pour ce que j’ai donné de bonheur et d’extase

« Au regard qui d’en bas sur moi s’est arrêté,

« Que je puisse un instant, durant l’éternité.

« Resplendir sur ton front, radieuse topaze,

« Et que je tombe après dans la terrestre vase

« Avec le souvenir de cette volupté !

« Je t’aime, ô Gabriel ! d’une amour sans égale.

« Ne me dédaigne pas si je suis triste et pâle,

« Car c’est l’émotion qui m’a rendue ainsi.

« Rends-moi, beau séraphin, la lumière et la vie :

« Pose-moi sur ton front, et je ferai l’envie

« Du plus beau diamant que ta main ait choisi.

 

 

                                           XXVI.

 

« Dans l’or immaculé de ta couronne sainte,

« Laisse-moi, Gabriel, planter mes divins clous,

« Et j’aurai des reflets plus chastes et plus doux

« Que l’opale veinée ou la molle hyacinthe,

« Et tous les diamants voyant leur flamme éteinte

« Et leur gloire passée, en deviendront jaloux,

« Et pour mieux séparer la vierge de l’époux,

« N’épargneront ni pleurs, ni colère, ni plainte.

« Mais moi, sans prendre garde à ce qu’ils te diront,

« Je luirai, Gabriel, sur ton auguste front,

« Sereine et radieuse ; et les grâces divines,

« Avant d’entrer en toi, céleste adorateur,

« Les grâces laisseront de leur pure senteur

« Quelque chose toujours en mes eaux cristallines.

 

 

                                           XXVII.

 

« Viens dans les herbes d’or me cueillir aujourd’hui,

« Et ne t’envole pas avant de m’avoir prise.

« Tu sais, ô Gabriel, combien je suis éprise,

« Et d’ici jusqu’à l’aube on peut mourir d’ennui.

« Comme le lys des champs nouvel épanoui

« Au crépuscule attend la rosée et la brise

« Et comme l’encensoir allumé dans l’église

« Le céleste parfum qui va tomber sur lui ;

« Ainsi moi je t’attends, bel ange de Marie !

« Oh ! descends ! car plus tard la fleur serait flétrie,

« Et ton souffle viendrait en vain pour l’enivrer ;

« Car autrement la coupe éteinte au sanctuaire

« N’aurait plus en ses flancs la force nécessaire

« Aux célestes amours qu’elle doit célébrer.

 

 

                                           XXVIII.

 

« Laisse tomber sur moi ta parole sonore

« Et ne t’étonne plus de mes brûlants aveux,

« Car je t’aime, et vois-tu, je quitterais les cieux

« Si tu le demandais, bel ange que j’adore !

« Je suis, ô Gabriel ! l’étoile de l’aurore,

« L’épouse du Soleil ; eh bien, si tu le veux,

« Je quitte le Soleil et ses divins cheveux

« Pour monter dans les tiens plus éclatants encore.

« Disperse-moi dans l’air, foule-moi sous tes pas,

« Mais descends, Gabriel ! – Ah ! tu ne m’entends pas !

« Clartés de son bandeau, c’est vous, ô mes rivales !

« Vous qui, pour empêcher d’ouïr ma faible voix,

« Commencez vos rumeurs et sonnez à la fois

« Quand l’orchestre divin se tait par intervalles.

 

 

                                           XXIX.

 

« Ô toi qui n’es pas né sur son front immortel,

« Prends pitié, jeune lys de sa blanche auréole,

« D’une triste splendeur que l’amour étiole ;

« Sois plus doux envers moi que tes frères du ciel,

« Ouvre pour un moment ton calice de miel,

« Et laisses-en tomber quelque bonne parole ;

« Dis-lui bien que je meurs, dis-lui que je suis folle :

« Parle, parle de moi, beau lys, à Gabriel ;

« C’est à toi, sainte fleur, que je me recommande ;

« Que ton vase d’argent s’incline et se répande

« Sur son front gracieux, jeune lys, mon sauveur,

« Afin qu’à tous ces bruits il impose silence,

« Et que sur le rameau qui ploie et le balance

« Il s’arrête immobile et devienne rêveur. »

 

 

                                           XXX.

 

Or, Gabriel partit sans l’avoir entendue ;

Et dans les blonds cheveux de l’archange envolé

Le lys resplendissait comme en un champ de blé,

Et montait radieux à travers l’étendue.

Matutina longtemps les suivit du regard ;

Et la forme angélique, en l’humide brouillard

S’étant de plus en plus voilée et confondue,

Elle dit : « Si jamais tu dois déchoir, ô fleur !

Dieu te garde en ce jour de l’amère douleur

Que pour tous mes bienfaits, hélas ! tu m’as rendue ! »

 

 

                                           XXXI.

 

Longtemps après qu’ouvrant ses deux ailes de feu

L’archange dans l’espace eut repris sa volée,

Elle continua sa plainte et son aveu,

Tournant de son côté sa tête échevelée ;

Puis, lorsque sa douleur se fut bien exhalée,

Elle recommanda son âme triste à Dieu,

Et sourit aussitôt, se trouvant au milieu

De ses sœurs qui chantaient dans la sainte vallée.

Et quelle âme, en effet, prise de désespoir,

Ne se serait émue et consolée à voir

Les tiges de l’Éden chanter sous l’auréole ;

Et pour glorifier le céleste martyr,

En un chœur solennel, comme en gerbes, s’unir

Et confondre leur voix, leur flamme et leur parole ?

 

 

                                           XXXII.

 

Aux célestes accords de l’auguste chanson,

À ces airs glorieux de bonheur et de fête,

L’amoureuse clarté, la splendeur inquiète,

Se prit à tressaillir de divine façon.

Puis ne sentant en soi ni musique ni son,

Confuse de rester isolée et muette,

Elle devint pareille à l’épi qui regrette

De se voir éloigné du champ de la moisson.

Alors il lui sembla que, jadis en sa coupe,

Un blond adolescent de la divine troupe,

Avait laissé tomber un nom mystérieux,

Un nom plein d’harmonie et de pure musique,

Déposé par le Christ au livre évangélique,

Et qui depuis venait de remonter aux cieux ;

Un nom que l’ange dit en se voilant la face

Et l’homme de la terre en baisant le pavé,

Qu’un sonore cortège entoure, et que l’Ave

Comme en un cercle d’or dans la prière enchâsse ;

 

 

                                           XXXIII.

 

Un nom plus doux cent fois que le miel du Thabor,

Plus pur que le cristal, plus frais que les rosées,

Qui n’éveille jamais que de chastes pensées,

Et comme une aile après les aide en leur essor.

Ainsi donc, à l’entour de son calice d’or,

L’étoile du matin, aussitôt empressée,

Chercha si cette perle en elle déposée

N’en était point sortie et rayonnait encor ;

Mais en vain la splendeur effeuilla sa couronne

Pour re trouver le nom de sainte et de patronne

Qui jadis à son col avait tant resplendi.

Cette perle, des doigts de l’archange tombée

Pendant sa passion, venait d’être absorbée

Comme goutte de pluie au soleil de midi.

 

 

                                           XXXIV.

 

Comme un homme insensé qui pleure et se désole,

Et marche, et court, et va, consumant son loisir

À chercher un objet qu’il ne peut ressaisir,

L’étoile du matin, échevelée et folle,

S’efforçait de trouver la céleste parole

Qui devait aussitôt la conduire et l’unir

À ce chœur dans lequel elle avait tant désir

De remplir dignement sa partie et son rôle.

Hélas ! mais absorbée ainsi, Matutina,

Ne trouvait à chanter qu’un nom dans l’Hosannah,

Celui du Séraphin dont elle était jalouse ;

Un nom d’où maintenant pour elle jaillissait

Toute mystique voix à donner au verset,

Toute flamme à jeter sur l’ardente pelouse.

 

 

                                           XXXV.

 

Ainsi, dans le jardin, lorsque de toute part

Les grands lys étoilés, déployant leur tunique,

Chantaient les noms divins de Marthe et Véronique,

Et le voile céleste et le vase de nard ;

Que, pareils aux vapeurs de l’humide brouillard

Qui s’élève au matin du beau lac pacifique,

Les plains-chants alternés de la sainte musique

Montaient comme attirés par le divin regard,

Matutina chantait seule dans la vallée,

Semblable à la fileuse à son rouet isolée

Qui chante vers le soir au seuil de sa maison,

Et ne se mêle pas au chœur des jeunes filles

Qui reviennent du champ, rapportant les faucilles

Et les épis dorés de la belle moisson.

 

 

                                           XXXVI.

 

Certes, parmi les noms de la sainte milice

Il n’en est pas au ciel de plus glorifié

Que celui de l’archange à Marie envoyé,

Et sur la terre, ici, de plus doux et propice,

Et pourtant, aussitôt qu’il entra dans la lice,

Il y dénoua tout ce qui s’était lié ;

Et chaque nom de vierge aussitôt effrayé

Se hâta de rentrer en son ardent calice.

Hélas ! hélas ! en vain ce nom était le tien,

Bel ange Gabriel ; le grand musicien

Ne l’avait pas écrit dans cette symphonie.

Et ton nom maintenant, ô prince des élus !

Si glorieux au ciel, dans ce chœur n’était plus

Qu’une note et qu’un son qui troublait l’harmonie.

 

 

                                           XXXVII.

 

« – Ô source de clarté, de lumière et de vie,

« Étoile où mes regards sont fixés pour toujours,

« Descends, ô Gabriel, et montre-moi le cours

« Que Dieu m’a dit de suivre, hélas ! car je dévie.

« C’est à toi, je le sens, ardeur qui m’as ravie,

« C’est à toi que je vais, c’est à toi que je cours.

« Ah ! descends pour hâter nos mystiques amours

« En ce pré de lumière où ma voix te convie.

« Ah ! ne m’accable plus ainsi de ton dédain ;

« Viens parmi les moissons du céleste jardin

« Me prendre, Gabriel, ainsi que l’hirondelle

« Prend un grain de millet caché dans les blés verts ;

« Car je n’ai plus de place en ce vaste univers

« Que sur ton front divin, bel archange fidèle.

 

 

                                           XXXVIII.

 

« Suspends donc un moment tes adorations,

« Laisse Dieu reposer dans sa gloire absolue,

« Et cueille dans la gerbe ardente et chevelue

« Quelque divine palme à mes intentions ;

« Et puis, beau Gabriel, des visitations

« Viens me la présenter, disant, je vous salue,

« Ave Matutina, vierge ; soyez élue

« Entre toutes les fleurs, entre tous les rayons.

« Ô puissance du ciel, qui de vous pourra dire

« Ce que j’enfanterais en mon ardent délire,

« Si Gabriel ainsi venait me féconder !

« Combien en ce moment, de ma coupe profonde,

« Les révélations tomberaient sur le monde,

« Qui n’aurait au Seigneur plus rien à demander !

 

 

                                           XXXIX.

 

« Mon ange, cependant, si tu crains de commettre

« Quelque péché terrible envers notre Sauveur

« En m’accordant ainsi ta divine faveur,

« Dont son auguste Mère est jalouse peut-être,

« Renonce dès cette heure à me faire renaître ;

« Mais descends, et la tête inclinée et rêveur,

« Passe dans mon sentier, observant chaque fleur

« Comme pour accomplir une loi de ton maître.

« Et si tu fais cela, sur le sol du jardin,

« Laisse traîner les plis de ta robe de lin

« Pour que je puisse au moins m’attacher à leur frange,

« Et, vivant avec toi, presque sans ton aveu,

« Subir seule mon sort, s’il arrive que Dieu

« Punisse les amours de l’étoile et de l’ange.

 

 

                                           XL.

 

« Hosannah dans le ciel, mystique réservoir

« Des sereines clartés de la Trinité sainte !

« Hosannah sur la terre, où tu viens à la plainte

« Des hommes que le doute a mis en son pouvoir !

« Hosannah, séraphin de lumière et d’espoir,

« Dont le lys glorieux féconde à son atteinte

« La fille du Seigneur, qui, devenue enceinte,

« Sent aussitôt le Verbe en elle s’émouvoir !

« Et gloire à toi par qui la femme du Calvaire

« A conçu le Sauveur, de même que le verre

« À l’aurore conçoit les rayons du soleil,

« En se sanctifiant dans la vive lumière,

« En colorant au jour sa pureté première

« D’un plus ardent effet, d’un éclat plus vermeil. »

 

 

                                           XLI.

 

Aux plaines du Seigneur, ainsi la Vierge éprise,

Chantait d’une voix claire appelant son époux ;

Et comme à vêpre on voit d’un ton affable et doux

Une sœur avertir sa sœur d’une méprise :

Comme si, par exemple, elle demeure assise

Quand le temps est venu de se mettre à genoux,

Ou prend son chapelet en ses doigts lorsque tous

Du Domine Salvum font retentir l’église ;

De même une splendeur qui chantait à côté,

Lasse d’ouïr ce nom tant de fois répété,

Suspendit un moment sa divine partie

Pour déplorer l’esprit de vertige et d’erreur

Qui s’emparait ainsi de l’âme de sa sœur,

Et s’étant à la fin vers elle convertie :

 

 

                                           XLII.

 

« Hélas ! d’où vient qu’ainsi je vous vois dévier ?

« Quel délire vous prend ? qu’avez-vous, ma voisine ?

« Lucifer passe-t-il là-bas sur la colline,

« Et voulez-vous à lui déjà vous rallier ?

« Ton calice, ô ma sœur, commence à s’effeuiller ;

« Tâche de retrouver la parole divine ;

« Cherche, et si tu ne peux te rappeler, devine,

« Car tu vas autrement déchoir du saint foyer. »

À la vierge amoureuse ainsi parla l’étoile ;

Et puis elle reprit Véronique et son voile,

Qu’elle chanta longtemps et qu’elle déploya

De toute son ampleur dans la musique sainte,

En exposant toujours la rayonnante empreinte

Aux sonores clartés du grand Alleluia.

 

 

                                           XLIII.

 

Ah ! Seigneur, quelle voix sera donc assez forte,

Et quel bras assez fait de pierre ou de métal,

Pour arrêter à temps dans le sentier fatal

L’âme qu’avec fureur la passion emporte ?

En vain le paradis lui vient d’ouvrir sa porte ;

Lorsque dans l’étendue elle a vu l’idéal,

Le jardin du Seigneur, comme le sol natal,

Devient un cercle étroit dont il faut qu’elle sorte.

Désir, désir, sans fin ni satisfaction ;

Voilà donc le seul mot de la création !

L’ange qui ravit l’âme à ce corps qu’elle habite,

Et la rend immortelle, et dans le sein de Dieu

La vient encor saisir avec ses doigts de feu,

Et la jette au hasard dans un champ sans limite.

 

 

                                           XLIV.

 

Ô fleurs pleines d’amour, de grâce et de clarté !

Qui bordez les sentiers de la sainte prairie,

En vain vous lui direz qu’il est temps qu’elle prie,

Qu’elle se recommande à la divinité ;

L’étoile chantera le nom qu’elle a chanté,

Jusqu’à ce que sa fleur tombe pâle et flétrie,

Que la dernière larme en elle soit tarie,

Que le néant succède à la sérénité.

Ô ses divines sœurs de la voûte éternelle,

Ne la maudissez pas, car vous feriez comme elle !

 

 

                                           XLV.

 

Or, pendant ce temps-là, des plaines d’Orient,

Les vierges du Seigneur, les femmes du Calvaire,

Jésus ayant du pied rejeté le suaire,

Arrivaient dans le ciel deux à deux en priant.

Et comme on va l’été prendre les fleurs du champ

Pour s’en parer avant d’entrer au sanctuaire,

Toutes venaient cueillir leurs gerbes de lumière

Dans le pré du Seigneur, vaste et luxuriant ;

Et ces filles de Dieu, confiantes et calmes,

Inclinaient leur beau front sur les augustes palmes

Que leurs mystiques pleurs, par Christ ensemencés,

Avaient fait croître au ciel ; el toutes, ô prodige !

Voyaient en souriant trembler sur chaque tige

Les pleurs que sur la terre elles avaient laissés.

 

 

                                           XLVI.

 

C’étaient la Vierge sainte et la Samaritaine

Que Jésus rencontra pieds nus au bord du puits,

Et la femme du voile et celle qui trois nuits

Pleura sans s’arrêter et sans reprendre haleine,

Et la sœur de Simon, et Marthe et Magdeleine,

Et mille noms charmants que les terrestres bruits

De notre souvenir ont effacés depuis ;

Et comme au jour de Pâques, on voit les vierges blanches

Dans la divine enceinte avec de vertes branches,

Entrer l’une après l’autre, et prendre leur missel ;

Toutes dans la splendeur arrivaient en prière,

Et leur file faisait un rayon de lumière

Qui, du mont Golgotha, s’élevait jusqu’au ciel.

 

 

                                           XLVII.

 

Lecteur, si dans un champ lointain et solitaire,

D’églantiers épineux et de buissons enclos

(De peur que le passant n’en trouble le repos),

Toutes les belles fleurs, par un divin mystère,

Portaient les noms charmants des filles de la terre,

Et si, dans le jardin, les lys à peine éclos

S’appelaient tous entre eux avec de gentils mots,

Tels que ceux de Marie, ou de Marthe, ou de Claire ;

Si chaque noble tige et chaque épi de blé

Portait sous le ciel bleu le nom immaculé

D’un de ces êtres purs qu’on adore ou qu’on aime,

Ayant un beau matin, à son premier réveil,

Sur sa tête reçu, d’un rayon de soleil

Ou de l’eau de la pluie, un mystique baptême ;

 

 

                                           XLVIII.

 

Certe, à l’heure où le pré se mettrait à chanter,

Le matin ou le soir, toutes les jeunes filles,

À travers les buissons, les blés et les charmilles,

Pieds nus, de mille endroits le viendraient visiter,

Et s’entendant nommer, toutes sans hésiter,

Moissonneuses d’un jour, au tranchant des faucilles,

Feraient tomber les fleurs, comme si leurs familles

Des débris de ce champ se devaient augmenter ;

Et ce serait vraiment délices et merveilles

Que de les toutes voir, ainsi que des abeilles,

Bourdonner pêle-mêle en ce champ curieux,

Et cueillant cette fois chaque fleur pour son Verbe,

S’agenouiller auprès du plus petit brin d’herbe,

Et lui faire leur cour comme au lys glorieux.

 

 

                                           XLIX.

 

Ainsi prises au cœur d’une extase commune

Et ployant les épis de la belle moisson,

Vers les divines fleurs qui murmuraient leur nom,

Toutes spontanément coururent, et chacune

Fit sa gerbe aussitôt, sa belle gerbe ; l’une

Prit une fleur de gloire et d’élévation

Qui se tenait debout ; l’autre, un faible rayon

Humide et tremblotant comme un reflet de lune,

Violette du ciel qui, sous les grandes fleurs,

Cachait timidement sa tige et ses pâleurs ;

Et chacune à son front ayant mis sa couronne,

Le nom intérieur aussitôt répondant

À celui que chantait le diadème ardent,

Devint sainte du ciel et terrestre patronne.

 

 

                                           L.

 

Les filles du Seigneur, ceintes du divin jonc,

S’avançaient en priant dans l’ardente lumière.

Et la Mère du Christ, qui marchait la première,

Semblait ensevelie en un tourment profond,

Et, seule, n’avait pas à l’entour de son front

De rayon glorieux ni de fleur de lumière,

Et toujours en allant regardait en arrière,

Et, parvenue enfin sur le sommet du mont,

Immobile, écouta si de cette vallée

Où nulle fleur encor ne l’avait appelée,

Quelque timide voix ne s’élèverait pas.

Mais, hélas ! maintenant la moisson étant faite,

On n’entendait les fleurs chanter que sur la tête

Des saintes qui venaient de les cueillir en bas.

 

 

                                           LI.

 

Or, comme elle avançait sans murmure ni plainte,

Dieu, qui la dirigeait, voulut qu’elle hésitât

Entre un désir qu’hélas ! depuis le Golgotha

Elle avait de revoir son enfant, et sa crainte

De l’aborder au ciel sans chevelure ceinte

De flamme lumineuse et de céleste éclat ;

Et ce fut quelque temps un douloureux combat

Que la mère livrait à la divine sainte.

Elle n’avait donc pas assez des sept douleurs,

La fille de David, que les mystiques fleurs,

Mon Dieu, lui refusaient au ciel une auréole,

Et que dans le jardin du divin firmament

Elle ne trouvait pas une voix seulement,

Elle qui sur la terre avait mis la parole !

 

 

                                           LII.

 

« Ô belle fleur de lys, qu’entre ses chastes doigts

« L’archange Gabriel m’apporta sur la terre,

« Lorsqu’il vint m’annoncer que je serais la mère

« De celui qui mourrait couronné sur la croix !

« Belle et divine fleur dont la timide voix

« Me fut toujours si douce et la senteur si chère,

« Est-ce que nous montons encore le Calvaire,

« Que je ne vous entends, hélas ! ni ne vous vois ?

« N’avez-vous pas ouï le cantique des sphères ?

« Jésus est de retour, et les derniers mystères

« Viennent de s’accomplir au sommet du Thabor.

« Regardez ! Magdeleine, et Marthe, et Véronique

« Ont déjà leur couronne ; et moi, fleur angélique,

« Dans le champ moissonné, moi, je vous cherche encor.

 

 

                                           LIII.

 

« Nulle étoile à mes pieds ne s’est donc empressée ?

« J’entre sans auréole au divin paradis,

« Et je n’ai pas de fleurs à porter à mon fils,

« Et Jésus va me voir telle qu’il m’a laissée. »

Et puis, continuant son amère pensée :

« Ô mes divines fleurs ! ô mes lys ! mes beaux lys !

« Ô Gabriel ! c’est toi qui les as tous cueillis

« Le jour où tu parus vivant à ma croisée ;

« C’est toi, beau Gabriel, toi qui, pour faire honneur

« À la vierge d’en bas d’où naîtrait le Seigneur,

« As détaché jadis de l’ardente feuillée

« La tige que j’avais comme toutes mes sœurs,

« Pour me la présenter au séjour des douleurs

« Où tu l’auras sans doute en partant oubliée. »

 

 

                                           LIV.

 

Sainte Marie alors se souvint à regret

De cette belle fleur avant elle inconnue

Qui, sous ses chastes pas, était si bien venue

En son petit jardin aux champs de Nazareth ;

De cette douce fleur qu’elle-même adorait,

Et cultivait sans cesse et cachait à la vue,

Et dont le frais parfum en montant vers la nue

Trahissait la présence et le divin secret ;

De cette belle fleur que la nuit faisait naître,

Et qui, chaque matin, frappait à sa fenêtre

Comme un hôte assidu qui connaît la maison,

Et, tandis que priait cette mère empressée,

Versait comme un lait pur son humide rosée

Sur les lèvres de miel du divin Nourrisson ;

 

 

                                           LV.

 

De ces fleurs que depuis la céleste nouvelle

Elle n’avait cessé de sentir et de voir,

Et qu’en accomplissant le plus simple devoir,

Elle laissait partout comme un souvenir d’elle,

Partout, comme un oiseau la plume de son aile

Au champ de la moisson, au puits, à l’abreuvoir,

Partout, partout enfin où pour la recevoir

Était un peu de terre et de sable fidèle ;

De ces augustes fleurs de cinname et de lin

Dont jusqu’au dernier jour son verger fut si plein,

Qui poussaient à l’envi sur le seuil de sa porte,

Et qui sur son beau sein pudique et virginal

Se penchaient par milliers, quand l’ange matinal

La vint ravir au ciel alors qu’elle fut morte.

 

 

                                           LVI.

 

Et plus elle comptait les lys qui sous ses pas

Étaient nés autrefois au jardin de la vie,

Plus la Vierge sentait croître en elle l’envie

De les revoir au ciel, et ne les trouvant pas,

En déplorait la graine oubliée ici-bas.

Ainsi triste et rêveuse, et des femmes suivie,

S’avançait lentement la céleste Marie

Vers son Fils glorieux qui lui tendait les bras.

Et comme elle arrivait à la divine allée,

Une voix qui montait du fond de la vallée

Appela tout à coup : Gabriel ! À ce cri

L’espoir sur son front pur mit la première flamme

Du nimbe rayonnant, – et la divine femme

Se tournant aussitôt vers son ange chéri :

 

 

                                           LVII.

 

« La sereine clarté que Dieu m’avait promise

« S’est éveillée enfin dans le vallon du ciel ;

« Et pour se reposer sur mon front immortel

« Implore maintenant ton auguste entremise,

« Elle m’appelle, entends ; je suis tout indécise,

« Et ne sais si je dois courir à son appel

« Ou t’envoyer vers elle, ô divin Gabriel !

« Attendant ton retour dans la lumière assise.

« Oh ! cours, va la cueillir ; car, tel est mon émoi,

« Que je ne puis descendre, et me confie à toi ;

« Et fais vite, et reviens porté sur tes deux ailes,

« Car le regard de Dieu frappe déjà mes sœurs,

« Et je ne voudrais pas pour les plus belles fleurs

« Au pied du trône auguste arriver après elles. – »

 

 

                                           LVIII.

 

À l’heure où le soleil quitte le ciel ardent

Je vais souvent la prendre en la maison voisine,

Et nous montons alors ensemble la colline,

Elle m’interrogeant, et moi lui répondant ;

Et le dernier rayon s’éteint à l’occident

Lorsque nous arrivons aux touffes d’aubépine.

Elle s’assied alors, et son beau front s’incline

Comme au tomber du jour un épi. – Cependant,

Enfin elle s’éveille, et d’une voix chérie

Me dit : Vois cette fleur là-bas dans la prairie,

Il semble que mes yeux la fassent tressaillir.

Qui sait ? si nous avions une fleur sur la terre

Comme une étoile au ciel ! Elle a quelque mystère

À nous dire à tous deux. Oh ! va me la cueillir.

 

 

                                           LIX.

 

Alors, sans hésiter, je descends dans la plaine,

Car ses moindres désirs sont mes plus douces lois ;

Et pour ne vouloir point l’interroger deux fois,

J’ignore quelle fleur elle veut que je prenne.

N’importe, je descends, et ne me mets en peine,

Car je suis bien certain que la fleur de son choix,

Entre toutes ses sœurs du vallon et du bois,

A le plus frais calice et la plus douce haleine.

Et je n’ai pas dans l’herbe encor fait quatre pas

Que la pauvre petite est découverte, hélas !

Car chaque fleur du champ où la vierge paisible

Laisse dans son loisir se reposer ses yeux,

Porte autour de sa coupe un signe glorieux

Qui, de tous ignoré, pour moi seul est visible.

 

 

                                           LX.

 

Et je remonte alors vers le gentil buisson

Dont les tièdes rameaux honorent leur patronne,

Et je tombe à ses pieds haletant, et lui donne

Cette nouvelle fleur à joindre à sa moisson.

Or, elle, entre ses doigts la prend, et, sans raison,

Au lieu de la mêler à sa blanche couronne,

Se met à l’effeuiller sur l’heure et s’environne

De ses pâles débris semés dans le gazon.

Et je lui dis alors, l’appelant Marguerite :

Est-ce là le destin que cette fleur mérite ?

Croyez-vous que je vais descendre dans ce pré

À votre fantaisie, et cueillir une à une

Autant de belles fleurs qu’en éclaire la lune ?

Et ma vierge sourit, sachant bien que j’irai. –

 

 

                                           LXI.

 

Ainsi, quand eut parlé la reine immaculée

(Saintes du paradis, me pardonnerez-vous

Cette comparaison ?), Gabriel, à genoux,

Se leva pour descendre en l’ardente vallée.

Et n’ayant pas trouvé cette fleur isolée,

Il lui vint à l’esprit que son mystique époux,

Le soleil, pouvait bien, sous ses rayons jaloux,

La vouloir retenir prisonnière et voilée.

Alors il s’arrêta dans la plaine du ciel ;

Puis s’étant aperçu d’où venait cet appel

D’une voix étouffée en d’épaisses ramures,

Il ouvrit sa grande aile et reprit son essor

Vers le buisson de feu chargé de palmes d’or

Qui rendaient sous le vent d’harmonieux murmures.

 

 

                                           LXII.

 

Or, s’étant approché doucement, et pareil

À l’écolier qui guette une jeune couvée

Et modère son souffle et tient sa main levée,

Et tremble à chaque pas de lui donner l’éveil,

L’archange détourna les rameaux du soleil,

Et sentit une joie encore inéprouvée

En voyant cette étoile aux saintes réservée,

Et la prit pour la fleur de ce buisson vermeil.

 

 

                                           LXIII.

 

Ô pleurs de Jésus-Christ ! ô vous que par miracle

Les femmes ramassaient à l’entour de la croix,

Vous étiez moins brillants entre leurs chastes doigts

Que l’étoile enfermée au divin tabernacle.

Et l’ange Gabriel, ému par ce spectacle,

Écoulait maintenant les plaintes de sa voix

Et se laissait ravir, oubliant cette fois

Celle qui l’attendait sur le divin pinacle.

 

 

                                           LXIV.

 

Jeune homme aux blonds cheveux, maître au divin pinceau,

Céleste Albert Dürer, ange de rêverie,

Que la Muse aux yeux bleus de ta douce patrie 

Est venue un matin visiter au berceau ;

Peintre du lys mystique et du petit ruisseau

Qui serpente limpide à travers la prairie

Et baigne les pieds nus de la Vierge Marie,

Ainsi qu’une Allemande occupée au fuseau ;

Ô peintre vénéré de la madone sainte

Et des petits enfants revêtus d’hyacinthe,

Qui, sur son chaste front, doucement incliné,

Portent le diadème en l’ardente lumière,

Et font voir clairement que cette filandière

Est celle en qui le Verbe un jour s’est incarné ;

 

 

                                           LXV.

 

Quelle inspiration ne te fût pas venue,

De quels flots de couleur ton âme eût débordé,

Ô Dürer, en voyant ce jeune homme accoudé

Sur les épis ardents de la moisson touffue ! –

Ainsi que je l’ai dit, sur l’étoile inconnue,

Le divin Gabriel, le bel ange attardé,

Laissait pencher son front de lumière inondé,

Oubliant sa patronne assise dans la nue.

Et l’étoile du jour, la vivante splendeur,

Contemplait cependant sa face avec ardeur ;

Et lui, pâle et debout, fixait toujours sur elle

Ses regards étonnés, et prêt à la saisir,

Il hésitait toujours, prolongeant son loisir,

Comme fait un enfant quand sa mère l’appelle.

 

 

                                           LXVI.

 

Et le beau Séraphin, l’ange venu d’abord

Pour cueillir cette fleur à sa divine reine,

Crainte d’en altérer la pureté sereine

Sur elle n’osait plus tenter un seul effort,

Et demeurait pareil à la vierge qui sort

Après avoir fini son travail et sa peine,

Et va chercher de l’eau pour l’aurore prochaine,

Et se dirige au puits, et, parvenue au bord,

Voit une étoile au fond et l’admire, et s’étonne

Comment ce diamant de la sainte couronne

De la voûte céleste est venu tomber là ;

Et, de peur de troubler cette perle nocturne,

Reste sans faire un pas et sans jeter son urne,

Qu’elle rapporte vide et plus tard ce jour-là.

 

 

                                           LXVII.

 

Comme une jeune femme indolente et naïve

Au col de son époux passe ses longs bras blancs,

Et laisse dans ses yeux tendres et suppliants

Lire sa passion naissante et déjà vive ;

Ainsi, non moins jalouse et non moins expressive,

L’étoile du matin, en ses fougueux élans,

Attachait ses rayons humides et luisants

Au front du bel archange incliné sur la rive.

Ô merveille étonnante ! Et lui, lui Gabriel,

Qui tout à l’heure encore à tous les saints du ciel

Eût montré cette étoile ; à présent, au contraire,

La voulait pour lui seul, sans partage avec Dieu,

Et l’aurait volontiers, sous ses ailes de feu,

Dérobée aux regards du Chérubin, son frère.

 

 

                                           LXVIII.

 

Or, la Vierge, voyant que son beau messager

Alimentait ainsi cette amour imprudente,

L’appela sur le mont, comme Béatrix Dante,

Afin de l’émouvoir et de l’encourager.

Et l’archange, échappé de la sorte au danger,

Purifia son front dans la lumière ardente,

Et rassemblant les plis de sa robe pendante

S’approcha de l’étoile ainsi qu’un étranger,

Et dit, en lui donnant le salut angélique :

« Ave, soyez bénie, ô flamme pacifique,

Car vous allez monter sur les plus hauts sommets

Où jamais puisse atteindre une simple lumière ;

Et celle qui porta le Verbe sur la terre

Va sur son front au ciel vous porter désormais. »

 

 

                                           LXIX.

 

Dès que cette parole eut sonné dans l’espace,

L’étoile qui chantait pâlit et se troubla,

Et, comme si la Mort eût passé près de là,

D’un voile ténébreux elle couvrit sa face ;

Et l’ange ayant redit son action de grâce

Pour la complimenter, – ô prodige ! voilà

Que le cercle de feu qu’elle portait déjà

S’éteignit de façon qu’il n’en resta plus trace.

Or, comme il se tenait immobile, et pensant

S’il ferait à Marie un si triste présent,

L’étoile demeura quelque temps sous le charme,

Résignée et pareille à Jésus sur la croix,

Puis, ayant tressailli pour la troisième fois,

Du divin firmament tomba comme une larme.

 

 

 

Henri BLAZE, La Voie lactée, 1842.

 

 

 

 

 

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