Le marais
Le marais, c’est la profonde orbite
De l’œil énorme de la terre.
Il pleurait depuis si longtemps
Que l’œil en larmes s’est écoulé.
L’herbe chétive l’a recouvert,
Mais, parmi les herbes, parmi les graminées,
Entre le duvet blanc des paupières closes,
Passe une verte étincelle
Qui, de nouveau, dans les mares va s’éteindre.
Alors, dans les hameaux,
Sorcières hirsutes et devins,
Venus on ne sait d’où, s’écrient :
« C’est le marais qui vous abuse,
C’est la force des ténèbres qui vous leurre ! »
Et, quand ils parlent ainsi,
Les vieux se signent,
Les autres rient,
Et, aux épaules des jeunes filles,
On voit clairement des ailes blanches.
Alexandre BLOK,
Poésies, vol. II : Les bulles de terre.
Recueilli dans Anthologie de la poésie russe
du XVIIIe siècle à nos jours, par Jacques Robert
et Emmanuel Rais, Bordas, 1947.