Pécher sans terre
Pécher sans honte, sans s’éveiller,
Perdre le compte des jours et des nuits,
Et, la tête lourde de vin,
Se glisser en secret dans le temple de Dieu.
Par trois fois s’incliner jusqu’à terre,
Par sept fois faire le signe de la croix,
Et, sur les dalles souillées de crachats,
Appliquer secrètement son front brûlant,
En laissant dans l’assiette un sou de cuivre ;
Et par trois fois encore, et par sept fois ensuite,
Baiser le pauvre châssis centenaire
Qu’un baiser innombrable a terni.
Rentré chez moi, tromper quelqu’un
Pour rattraper le sou,
Et, près de la porte, repousser du pied,
Avec un hoquet, un chien affamé.
Sous la chandelle, près de l’icone,
Boire du thé en faisant claquer l’abaque,
Puis, entrouvrant la commode ventrue,
Saliver une fois encore sur les coupons
Et s’écrouler d’un lourd sommeil
Sur des lits de plume duveteux...
Même ainsi, ô ma Russie !
De toutes les contrées, tu m’es la plus chère !
Alexandre BLOK,
Poésies, vol. III.
Recueilli dans Anthologie de la poésie russe
du XVIIIe siècle à nos jours, par Jacques Robert
et Emmanuel Rais, Bordas, 1947.