Mon Dieu, j’aurais dû vivre...
Mon Dieu, j’aurais dû vivre où vous m’aviez fait naître,
Sous le tranquille chaume abrité de vieux hêtres,
Devant la vierge immensité des horizons
Où l’odeur du printemps dort dans les pavots blonds.
Et ma poitrine ouverte au large vent des plaines
Qui passe, parfumant le sol de son haleine,
Eut laissé palpiter un cœur viril et fort
Dans l’ardeur des midis chauds de soleil et d’or.
Et j’aurais vu finir l’été, finir l’automne,
Puis la neige tomber sur les champs monotones,
Se mourir les lointains dans la chute du jour,
Sans les penser pareils à des déclins d’amour.
Et j’aurais accueilli l’adieu de la lumière.
Et l’ombre et sa venue aux portes des chaumières
Sans douleur et sans m’attrister comme aujourd’hui,
Pensif et frémissant au seuil de chaque nuit.
J’aurais vécu parmi les simples du village,
Simple aussi ; j’aurais fait, au pas des chevaux lourds,
Au pas de l’an et des saisons suivant leur cours,
Entre les beaux blés mûrs ou les gras pâturages,
Le travail de ceux-là qui creusent les labours.
Sur le sillon tracé le soc de ma charrue
Aurait versé la motte épaisse ou l’herbe drue,
Puis, ma main généreuse et pleine, gravement,
Aurait semé les grains du seigle et du froment
Pour achever, aux flancs maternels de la terre,
L’acte d’amour sublime et l’œuvre du mystère.
J’aurais fauché l’ortie et coupé les buissons
De ronces et gerbé d’opulentes moissons
Et conduit vers la grange vaste et vers les meules,
Escorté des enfants glaneurs et des aïeules,
Le foin où le parfum des prés reste assoupi,
La richesse nombreuse et lourde des épis.
C’était tout le bonheur quotidien, laissant
Parmi les bœufs songeurs et les vieux paysans,
Passer l’heure après l’heure ainsi que l’eau s’écoule,
Doux créateur du bon espoir, du pain des foules.
Ô vie inconsciente avec, au fond des yeux,
Le paysage immense et la paix et les cieux,
Dans l’âme, la gaîté des sèves sous l’écorce,
Les rameaux des forêts chanteuses et leur force,
Humble ouvrier d’un sain labeur silencieux !
Et je n’aurais pas eu ce cœur malade et fou
Qui voudrait tant se reposer et ne sait où,
Ce pauvre cœur d’amour roulé par tous les rêves
Comme une algue parmi les galets de la grève,
Ni ce tourment divin des rythmes et des mots
Qu’orfèvre ma souffrance autour de mes sanglots
Avec cette douleur éternelle d’entendre
En soi, désespéré, le cri qu’on ne peut rendre,
Avec cet orgueil d’être un poète incompris
Devant le monde ingrat et méchant qui sourit.
Un stérile dégoût parfois monte à ma bouche,
Et j’ai peur de gémir quand la pitié me touche,
À l’heure où souffre en moi toute l’humanité,
L’angoisse des soupirs que d’autres ont chantés,
Des paroles peut-être et, qui sait ? des musiques
Des airs joués déjà sur des flûtes antiques...
Robuste, mon esprit, là-bas, n’aurait pas eu
Tous ces vains souvenirs des livres parcourus,
Ce martyre du verbe à dire et d’art languide
Où la vigueur de l’homme épuisé se suicide,
Ces jours d’aridité, ces nuits, ah ! ces nuits vides
Où notre chair appelle un peu d’amour, ces nuits
Lasses d’énervement, d’insomnie et d’ennui,
Quand des parfums fiévreux dilatent les narines,
Quand on porte la mort pâle dans sa poitrine
Quand, plaintive, la chair ressemble au violon
Où se déchire un vieux sanglot toujours plus long :
Ta peine, ma pauvre âme, ô mon âme meurtrie,
Qui succombe et qui pleure et qui s’afflige et crie.
Au lieu de souhaiter la gloire éperdument,
J’aurais dû demeurer au terroir, ignorant,
Et là, continuer le geste de ma race
À la suite des miens dont la rigide trace
Sur le sol s’est marquée, empreinte puissamment.
Et dans l’ancienne église, au son des beaux dimanches,
Sans révolte sceptique et sans sourire amer,
N’ayant désiré rien et n’ayant pas souffert,
J’aurais tout simplement courbé comme une branche
Ma pensée ingénue à vos pieds infinis
Sous le recueillement pieux des piliers sombres.
Obscur et satisfait, j’aurais vécu dans l’ombre
Et peut-être, ô mon Dieu, que vous m’auriez béni !
Léon BOCQUET, Le Carillon des Heures.
Recueilli dans Poètes du Nord 1880-1902 :
Morceaux choisis, par A.-M. Gossez, 1902.