Disappeared Springs
(LES PRINTEMPS DISPARUS)
Lorsque le voyageur, hors d’haleine, en silence,
Sous les feux de midi péniblement s’avance,
Qu’éprouve-t-il au souvenir
De son heureux départ à l’aube près d’éclore ?
Sur son front ruisselant il croit sentir encore
Passer un souffle du zéphyr.
Ainsi démon midi quand la flamme brûlante
De mes pas fatigués rend la marche plus lente,
Souvent, à l’horizon lointain,
Des printemps disparus elle évoque un mirage.
Je respire un instant : je revois mainte image ;
Qui souriait, à mon matin.
Je revois cette étroite et profonde vallée,
Où longtemps s’écoula mon enfance exilée,
Et le Giffre au cours sinueux ;
Et de toits bien connus l’ardoise blanchissante,
Et chacune des cours partout retentissante
Du bruit de mille cris joyeux.
Je revois cet asile, où des mains vigilantes
Cultivaient nos esprits, comme de jeunes plantes
Qui mûriront dans d’autres lieux ;
Ce saint temple où du Christ la doctrine exposée,
Retombant sur nos cœurs en divine rosée,
Nous dévoilait de nouveaux cieux.
Lorsque, jeune arbrisseau, je quittai ma colline,
Je sentis à mes pleurs que plus d’une racine
Restait rivée au sol natal ;
Plus tard, souvent le fer d’émondeurs inhabiles,
En voulant retrancher mes rameaux inutiles,
Blessa mon cœur d’un coup brutal.
Eh bien ! même ces jours, obscurcis par mes larmes,
Sous le prisme des ans revêtent quelques charmes,
Et leur ombre flottant toujours
Sur mes vers transparents et ma limpide vie,
Sans y troubler du ciel l’image réfléchie,
Glisse en se jouant sur leur cours.
Avec plus de bonheur je me rappelle encore
Ces jours tout rayonnants et de vie et l’aurore,
Où l’essaim de mes compagnons,
De leurs bancs studieux secouant la poussière,
De notre étroit enclos franchissait la barrière
Pour respirer l’air vif des monts.
Aux premiers feux du jour, en légères volées,
Nous prenions notre essor vers ces hautes vallées
Où l’été ne rit qu’un instant.
Oiseaux longtemps captifs, échappés de la cage,
Nous mêlions dans les bois notre confus ramage
Au gazouillement du torrent.
Quand juin dardait ses feux sur la route poudreuse,
Qu’il était doux d’entrer sous la forêt ombreuse
Qui s’élève au penchant des monts,
Et de sentir enfin ses dômes de verdure,
Sur nos têtes semer leur ombre et leur murmure,
Et baigner d’air frais nos poumons !
Je crois entendre encor, sous ces sombres portiques,
Du vent dans les sapins les voix mélancoliques
Soupirer d’étranges concerts :
On dirait du Léman les rumeurs incertaines
Qui, la nuit, s’élevant de ses vagues lointaines,
Planent et flottent dans les airs.
Nous voici sur le Pic... Ô ma belle Savoie,
De ce haut piédestal quel tableau se déploie,
De lumière tout ruisselant !
Sous un voile d’azur vingt montagnes jaillissent,
Et, fils de tes rochers, le Giffre et l’Arve glissent,
Traçant des méandres d’argent.
De tes Alpes je vois la chaîne qui s’élance,
Se déroule et se noue en un dédale immense,
Et, dominant ce grand tableau,
Le front du roi des monts, si souvent noir d’orages,
Qui porte scintillants dans un ciel sans nuages
Les diamants de son bandeau.
Sous l’éclat d’un ciel pur c’est la mer orageuse,
Dont le sein tantôt s’enfle en colline houleuse,
Et tantôt se creuse en vallon,
Pendant qu’à gros bouillons la lame qui s’élève
Accourt, blanchit et lance, au-dessus de la grève,
Des flots d’écume à l’horizon.
Mais le soir sur ces lieux va répandre ses ombres ;
Déjà le flanc des monts prend des teintes plus sombres,
Tout bruit meurt, le vallon s’endort.
Le soleil en quittant cette belle nature,
Laisse encore un instant flotter sa chevelure,
Comme un linceul de pourpre et d’or.
Un jour, d’un autre mont j’escaladai lu cime ;
Dirai-je mon transport au spectacle sublime
Qui se déroulait sous mes yeux ?
C’était du bleu Léman la nappe étincelante,
Qu’effleurait du matin la brise caressante,
Où se berçait l’azur des cieux.
Contemplant la splendeur de ce beau paysage,
Je me disais tout bas : « Du juste c’est l’image,
Qui brille en ce val de douleurs.
Au vent des passions il peut flotter encore ;
Mais le ciel qui se teinte aux flammes de l’aurore
En son âme peint ses couleurs ! »
Mais il fut entre tous un jour de vrai délire,
Où mon âme vibra, comme une sainte lyre,
Dans des accords séraphins.
C’était sous les arceaux d’une antique chapelle,
Devant moi je sentis la présence réelle
Du Roi des rois, du Saint des saints.
Pour la première fois, au chant de tes louanges,
Un lévite m’ouvrit la table de tes anges,
Mon Dieu, j’approchais palpitant !
Pleine d’un tendre amour, la victoire divine
De sa croix descendit sur ma langue enfantine,
Des élus célestes froment.
Ô jours de vieille foi, de douce souvenance,
Qui brillâtes si purs sur mon adolescence !...
Quand votre lointaine lueur
Vient sourire à mes yeux, elle chasse le doute...
Mon pied ne heurte plus aux ronces de la route,
Et je crois me sentir meilleur.
Car il faut bien songer qu’ure main invisible
Sans bruit nous fait descendre une pente insensible,
Puis nous emporte sans retour.
Que l’on arrive ou non vers le soir de son âge,
Il faudra déposer son bâton de voyage
Sur le seuil d’un autre séjour.
Des temps évanouis visions printanières,
Dans mes rêves passez, passez, ombres légères !
Si je perdais tout compagnon,
Dans ma route à mes pas soyez au moins fidèles,
Que le vent cadencé de vos deux blanches ailes
Longtemps rafraîchisse mon front !
Adrien BOIMOND.
Recueilli dans Le Parnasse contemporain savoyard,
publié par Charles Buet, 1889.