Angoisse
La nuit vient de tomber comme une main ouverte
Sur la ville qui semble endormie ou déserte.
Parfois des pas pressés, martèlent le béton
Avec un bruit sonore accusant le piéton.
Je suis seul, et je veille, et je pense. À cette heure
Où le sommeil, comme un grand oiseau qui m’effleure,
Plane lugubrement dans ma triste maison,
Je suis encore en proie aux coups de ma raison.
Qu’êtes-vous donc, ô nuit, ô raison, ô pensée,
Pour toujours assaillir ma pauvre âme harassée ?
Qui suis-je ? où suis-je ? où vais-je ? et que me voulez-vous
Avec vos doigts glacés que je sens sur mon pouls ?
Que vous dois-je ? quel est ce destin qui m’entraîne
Dans le gouffre béant où je respire à peine ?
Faudra-t-il que, toujours, dans l’infâme cachot
Où ma bouche se colle à l’unique halot,
Je subisse, en râlant, l’incessable torture
Du dieu dégénéré tombé dans la nature ?
Et je suis seul, et tout semble immobilisé
Ainsi qu’un char pesant dans la boue enlisé.
Et la nuit, lentement, resserre son étreinte,
Et la lune, comme une lampe presque éteinte,
Marque à peine d’un trait, sa place dans le ciel.
Comme l’homme est petit et superficiel !
Ah ! je sens bien, qu’un jour, il faudra que je cède
À la pression lente et sûre qui m’obsède,
Et que je glisserai dans le gouffre effrayant
D’où monte comme un bruit de monstres aboyant !
Je ferme un peu les yeux et l’ombre m’enveloppe.
Oui, ce monde a la forme étroite d’une échoppe
Où chacun entre, voit, cède aux nouveaux venus
Sa place et disparaît pour des lieux inconnus.
Où va-t-il ? Il l’ignore et, pourtant, suit sa route
Avec l’angoisse affreuse et terrible du doute ;
Il marche jusqu’à ce qu’il tombe, terrassé,
À l’endroit insondable où son but est tracé.
Mais tombe-t-il ? Est-ce vraiment une descente
Avec un tourbillon de chute éblouissante,
Une dégringolade indescriptible au fond
De l’infini vertigineusement profond
Où l’âme, en arrivant recule, épouvantée ?
Pourquoi donc une chute et non une montée ?
Qu’en savons-nous ? Quel est notre juste savoir
Et jusqu’où notre esprit a-t-il le don de voir ?
Avons-nous bien le temps, durant notre seconde,
De scruter le néant et d’y jeter la sonde ?
Non, nous ne savons rien, nous marchons dans la nuit
Avec, derrière nous, l’inconnu qui nous suit,
Nous suivons à tâtons, la route où le pied tremble
Avec l’entêtement d’avancer qui ressemble
À la poussée hallucinante vers le but
Où chacun, à son tour, doit verser son tribut.
La mort ! Est-ce vraiment notre dernière étape ?
Le couvercle écrasant qui s’ouvre sur la trappe ?
Qui le prouve ? Notre science est-elle au point
Qu’elle ne peut se disloquer par aucun joint ?
Pouvons-nous, de façon catégorique et sûre,
Nous pencher sur ce gouffre et prendre sa mesure,
Calculer, d’après notre loi de pesanteur,
Quelle est sa pression et quelle est sa hauteur ?
Avons-nous l’instrument infaillible pour faire
Le saut hors de la nuit et hors de notre sphère ?
Non, nous ne savons rien. Nous n’avons rien. Néant.
Notre ignorance prend des formes de géant
Et, malgré notre allure importante et gourmée,
Nous ne serons jamais, à côté, qu’un pygmée.
Oh ! l’angoisse ! La nuit, lentement, s’épaissit,
Et je suis seul, je pense, et l’ombre me saisit.
La mort ! Que savons-nous au juste sur son compte ?
Une fois que son flot, qui se gonfle et qui monte,
A saisi sa victime et l’engouffre en son sein,
Que reste-t-il pour démasquer cet assassin ?
Oh ! le doute m’assaille et l’angoisse m’étrangle !
Ce cadavre étendu dans son dernier rectangle,
Qu’a-t-il de moins que nous, ou bien, qu’a-t-il de plus ?
La vie ? Ô nuit, où donc se trouvent les élus ?
Est-ce nous qui l’avons ou lui qui la possède ?
Lorsqu’il sent, sous ses pieds, le monde étroit qui cède,
Entend-il comme un bruit sonore de tombeau
Qui se ferme ou qui s’ouvre ? Et quel est le plus beau
Du berceau rayonnant et du cercueil funèbre ?
Ce cadavre, où le froid, de vertèbre en vertèbre,
S’est glissé jusqu’au cœur et l’a tout envahi,
Fut-il avantagé par la mort ou trahi ?
Rien. La bouche muette et les yeux immobiles
N’ont rien pour éclairer nos cervelles débiles,
Et cependant, puisque la nuit a son matin,
La mort n’est pas le dernier acte du destin,
Dans cette chair glacée, et lourde, et répugnante,
Il est une lumière invisible et régnante,
Qui s’échappe bientôt du corps lugubre et nu,
Pour monter, être nouveau-né, dans l’inconnu.
Déjà l’aurore pointe et la ville indolente
Ébranle par moments, sa rumeur vague et lente.
Que c’est beau l’Univers surpris dans son réveil
Et dans l’éclosion ardente du soleil,
Alors que le jardin, où la jacinthe embaume,
Avec ses bruits d’oiseaux, semble tout un royaume !
Comme c’est beau ! Peut-il être un monde plus beau,
Plus merveilleux, de l’autre côté du tombeau ?
Cet homme qui s’en va, ses outils sur l’épaule,
Le pas pesant, sifflant l’air d’une chanson drôle,
Cependant que le jour commence à s’éveiller ;
Cet ouvrier joyeux qui s’en va travailler
À l’heure où le bourgeois, dans son lit, se prélasse,
Ce travailleur, soumis au fardeau qui le lasse,
Est heureux. Il n’a point les dents du doute au cœur
Et ne servira pas de proie à ce traqueur.
Il ne sait rien du monde et n’en veut rien connaître,
Il croit profondément que l’âme va renaître,
Qu’il est un ciel, un Dieu, dont il fait son désir.
Et jamais son esprit n’escroque son loisir.
Il est heureux !
Le jour resplendissant explose
Ainsi qu’une fusée à lueur jaune et rose.
25 août 1924.
Albert BOISJOLY.
Recueilli dans Les soirées de l’École littéraire de Montréal, 1925.