Les paysans

 

 

                           I

 

La plaine remue à grand’journées :

Les dents de la faulx sont aux moissons ;

Et les faneurs, entre les paissons,

Tassent le pain de nos destinées.

 

Les petits gars accourent aux foins,

Grimpent, par groupes, au haut des piles,

Arrangent les bottes qu’ils empilent

Dans la charrette où craquent les joints.

 

Chacun hâte ses récoltes jaunes

De blé, d’avoine ou de sarrasin

Vers le bâtiment circonvoisin,

Car le temps s’encrasse de cyclones.

 

Le pays se charge de rumeurs :

L’écho charroie un pouf de battage,

Des cris de marmaille et, davantage,

Les jurons d’engagés travailleurs.

 

C’est donc l’entrain d’une rude tâche ;

Le chômage n’a pas son instant :

La crâne femme de l’habitant

Seconde son homme sans relâche.

 

Elle tend ses mains, son souple corps.

Malgré le temps chaud et les moustiques,

Aux exténuants travaux rustiques,

Avec la vigueur des êtres forts.

 

À la voir, l’homme croit que l’appelle,

En profondeur, le sol des aïeux,

Tant la terre captive ses yeux

Et tant l’amour semble jaillir d’elle.

 

 

                           II

 

Ainsi ces gens vont à cœur de jours,

Courber leur vie au soin des légumes

Qu’ils livrent, depuis bien des coutumes,

Au marchand qui commerce à rebours.

 

Ils sont basanés, couleur des terres,

C’est que l’air du Sud les a vernis,

C’est que le soleil les a brunis,

Plus chaud que le sang de leurs artères.

 

Leur marche est lourde et d’un pas glaiseux :

Ils semblent tout perdus dans la ville ;

Mais leurs mains qui travaillent l’argile

Démontrent qu’ils ne sont pas oiseux.

 

Bien mieux que le bourgeois incrédule,

Ils respirent la santé debout ;

Dans leurs champs dont ils viennent à bout,

Ils ont la nature pour pendule.

 

 

                           III

 

Ô paysans qui créez si bien

La forme neuve du paysage,

Par votre variation sage,

Quand la nature vous offre un bien,

 

Si les décadents cachent leur plume

Devant votre nom et vos travaux,

Devant vos parlers toujours nouveaux

Qui me font aimer l’air que je hume,

 

C’est qu’ils ont perdu la notion

Des plus beaux exemples de la Terre,

C’est qu’ils cherchent, par un vain mystère,

À bouleverser la nation.

 

La brume a pris leur intelligence :

Leurs yeux ne sondent plus que le noir,

Que le noir du plus aride soir

D’où fuit pour jamais la transcendance.

 

Fouiller, à tâtons, dans l’irréel

Et baucher auprès du vieux pégase,

Sous peine de tomber dans la vase

Où se corrompent l’âge et le ciel,

 

Cependant qu’il existe une terre,

Une terre où chacun dit ses chants

De peines et de bonheurs touchants,

Au cours du travail le plus austère,

 

C’est perdre le sens de l’univers,

La géographie et tous les hommes,

Car depuis le père Adam, nous sommes

Moulés des terreaux les plus divers.

 

Vive l’homme au champ et sa famille !

Ô vive son parler objectif !

Il est le roi du sol productif :

Dieu bénit l’élan de sa faucille !

 

 

 

Georges BOITEAU, Aux souffles du pays, 1949.

 

 

 

 

 

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