Philomèle
Ma Philomèle dont le chant
Sur nos âmes verse une brise
Avant-coureuse du printemps :
L’hiver a fui qui nous enlise.
Viens à moi, douce, je t’attends.
Viens, oh ! viens pour que je t’envoie
À mon frère pour le charmer.
Hélas ! son cœur n’a plus de joie ;
Ma voix ne saurait le calmer,
Mais la tienne aux douceurs de soie.
Va donc vers ce très cher ami
Dont je ne sais panser la plaie.
En le saluant bien, dis-lui
Que par l’absence désolée
Mon âme attend qu’il vienne ici.
Que si quelqu’un cherche à comprendre
Pourquoi, ma messagère, aux cieux
Je te demande de te rendre :
C’est qu’en propre les lois de Dieu
Guident ton chant mystique et tendre.
*
Donc, ami très cher, dites-vous
Que quand vous prenez Philomèle
Pour maîtresse d’un art si doux,
L’Esprit-Saint à vos chants se mêle
Et les anges sont à genoux.
On dit qu’à la cime d’un chêne
Philomèle, quand le jour point,
Lorsqu’elle sent sa mort prochaine
Se donne toute, et prend grand soin
De son aubade dans la plaine.
Et c’est ainsi que la douceur
De ses hymnes prévient l’aurore.
Mais quand, sous la rouge lueur,
La rosée aux prés s’évapore
Sa voix s’exalte avec son cœur.
Un peu plus tard, vers la tierce heure,
L’oiseau ne se possède plus.
À mesure qu’il faut qu’il meure
Sa joie augmente. Il est rompu,
Mais la force du chant demeure.
Aux flammes du méridien
Davantage encore il s’exalte.
Oci ! (c’est son chant) oci ! Rien
Ne lui donne trêve ni halte ;
Son corps va briser ses liens.
À none, cette Philomèle
Palpite faiblement. Son bec
Respire à peine, noir et grêle.
La source des chants est à sec,
Elle meurt. Plus un frisson d’aile.
*
De Philomèle, ami chéri,
Là vous avez la brève histoire.
J’ai, souvenez-vous-en, écrit
Que, dans ses chants, il est notoire
Que sont les lois de Jésus-Christ.
Il faut encor que l’on comprenne
Ce symbole de cet oiseau :
Une âme qui, de vertus pleine,
Entonne ses chants les plus beaux
En pensant au divin Domaine.
Car cette âme peut entrevoir
Un certain jour, un jour mystique
Qui fait s’accroître notre espoir,
Jour fait des heures magnifiques
Que sur les hommes Dieu fait choir.
Le point du jour vit naître l’homme,
L’Adam de l’Éden fortuné.
Et la première heure consomme
Jésus dans Marie incarné ;
Tierce, son passage où nous sommes.
À la sixième, il est lié
Par les Juifs experts aux rapines,
Traîné, flagellé, conspué,
Son saint chef couronné d’épines,
Et puis enfin crucifié.
À la neuvième, il rend son âme :
La course est faite et son combat.
Il domine Satan qui clame
Son désastre de haut en bas.
À vêpres Joseph le réclame.
*
Et l’âme médite au jardin
Sur ce jour où Dieu lui fit grâce.
Sur l’arbre de croix purpurin
Elle s’étend et prend la place
Du Vainqueur de l’Enfer d’airain.
Alors, élevant la louange
De son cœur vers le grand matin
Où Dieu, parmi le chant des anges,
La créa pour le bel Éden,
Elle le loue et fuit la fange.
Elle dit : Vous, par qui je suis,
Vous, dont la bonté surabonde,
Ô Père dont l’amour me suit
Comme une onde suit une autre onde,
Que vous m’avez été gratuit !
Quelle élévation insigne
Vous m’avez donnée, imprimant
Votre image avec votre signe
Sur moi, mon glorieux Amant !
Qu’eût-ce été si j’eusse été digne ?
Car Vous, sublime Charité,
Vous eussiez voulu qu’à toute heure
Je pusse en votre cœur rester
Comme une fille en sa demeure,
Nourrie, instruite à vos clartés.
Alors, vous me vouliez unie
À la céleste Armée ; alors,
Vous vouliez, Largesse infinie,
Vous donner toute. Puis-je encor
Sinon vous aimer, je vous prie ?
Des cœurs aimants ô Ravisseur,
Tout ce que j’ai je vous le donne
À Vous qui n’êtes que douceur.
Mon don, c’est encor votre aumône,
Mais la voici toute, Seigneur.
Oci ! chante un cœur dont la joie
Est de souffrir en confessant
Qu’il n’est que juste qu’il déploie
Sous le trône du Tout-Puissant
Un amour de pourpre et de soie.
*
Si l’esprit, ainsi méditant,
Se reporte à prime, il contemple,
Voilé par la chair et le sang,
Son Dieu qui convertit en Temple
La crèche du Petit Enfant.
Alors, l’âme se liquéfie
Dans la joie, à considérer
En tremblant l’Auteur de la vie
Qu’elle entend gémir et pleurer
Pour que nos fautes soient guéries.
L’âme donc s’écrie en pleurant :
Qui t’obligea, pieuse Source,
À te donner gratuitement,
Sinon l’Amour nu, sans ressources,
Impérieux et véhément ?
Quelle dure ardeur et quel zèle
Qui font que Dieu, de son plein gré,
Est vaincu par les infidèles
Et, dans de saints liens serré,
N’est qu’un enfant à la mamelle ?
Ô doux Petit, à nul pareil,
Heureux qui vous fit des caresses,
Baisa vos jolis pieds vermeils,
Vos mignonnes mains et, sans cesse,
Essuya vos pleurs au soleil.
Hélas ! quand il versait des larmes,
Pourquoi n’ai-je eu ce sort si beau
De calmer toutes ses alarmes,
De veiller près de son berceau,
Et de réchauffer ses doux charmes ?
Je crois qu’il n’eût pas dédaigné
D’être touché par l’indigence ;
À celui-là, qui l’eut soigné,
De sourire comme l’enfance
Et de pardonner les péchés.
Heureux le servant de sa Mère,
Lequel aurait pu, chaque jour,
Et grâce aux ferventes prières,
Obtenir d’embrasser l’Amour
Plus beau que la belle lumière.
Que volontiers j’eusse porté
Pour son bain l’eau sur mes épaules !
Que j’eusse, de tout cœur, chanté,
Les plus douces de mes paroles,
Lavant ses langes, sainteté !
Ainsi touchée, une âme pure
Fuit le siècle et sa volupté,
Choisit la plus humble vêture,
Tourne son labeur à gaîté,
Veut frugale sa nourriture.
Ayant épanché son amour,
Au cours de cette première heure,
Sur Jésus-Enfant, c’est le tour
Que, dans la troisième, elle pleure
Sur Jésus prêchant aux cœurs sourds.
*
Et c’est alors qu’elle recense
La faim, la soif ; le chaud, le froid,
Et tant d’amères récompenses
Qu’il reçut, pour prix de sa Loi,
De ces païens pleins d’impudence.
Oci ! chante l’heureux oiseau,
La voix brûlante, loin du monde
Impur ainsi que le pourceau,
Et dont il a l’horreur profonde,
Lui qui ne boit qu’aux belles eaux.
Et cette âme au Christ : « Ô Refuge
Des Exilés ! Mon doux Seigneur,
Des pénitents le bénin juge :
Vers Vous le juste et le pécheur
Courent, échappant au déluge.
Car vous êtes l’exacte Loi
De notre vie et sa doctrine ;
Le miroir où l’on s’aperçoit,
Et l’efficace médecine
Des languissants de peu de foi.
Le premier, Vous fondez l’école,
D’où le poids du monde est ôté ;
Vous voulez que la vierge folle
Récupère sa pureté
Et qu’à Dieu seul la gloire vole. »
Mais le siècle s’en irritait,
Plein de dédain pour la doctrine,
Pour le Ciel qu’elle promettait
Et pour l’indulgence divine
Absolvant qui se repentait.
Car il est dans votre nature
D’être miséricordieux,
D’avoir pitié des créatures
Et de les emmener aux cieux
Sans fouets et sans paroles dures.
Ainsi, pour celle qu’on surprit
En flagrant délit d’adultère ;
Pour Madeleine au cœur contrit
Répandant ses cheveux à terre
Et qui devint vase béni
Et combien d’autres qui suivirent
Sa parole qui pardonnait !
Des endurcis se convertirent,
Et ceux que l’ennemi damnait
Dans son cœur à l’abri se mirent.
Heureux qui recueillit le miel
À la source de l’Évangile
Et ne trouva qu’un goût de fiel
Et la forme des choses viles
À tout ce qui n’est pas du Ciel !
En méditant ainsi, cette âme
Veut rendre grâces à son Dieu.
À la fin de tierce, une flamme
Plus haute la dévore et mieux
Sur son bûcher elle s’exclame.
Ô Christ ! chargé de nos péchés,
C’est vers Vous que cette exilée
Dont le cœur semble s’arracher
Pousse ce cri dans la vallée :
Allons, allons, plus haut percher !
À cette heure, elle est dans l’ivresse.
Mais, vers midi, lorsque le jour
De ses terribles feux la presse
De chanter plus fort son amour,
La lance du Sauveur la blesse.
*
En pleurant elle voit l’Agneau
Sans taches, couronné d’épines,
Le corps marbré par les bourreaux,
Percé de clous, et que ravine
Tout son sang qui coule en ruisseaux.
Alors mille fois elle crie
Sur un ton lamentable : « Oci !
Oci ! » La face en l’agonie
Et ces yeux de mort alanguis
M’ont bouleversée et saisie.
Pourquoi donc fallait-il, pourquoi,
Ô mon doux Agneau, ce supplice :
La mort ignoble de la croix ?
Ah ! vous vouliez vaincre le vice
Et montrer votre amour pour moi.
Vous nous avez marqué les signes
De cet amour en reliant
Aux choses humbles les insignes :
En naissant, autant qu’en mourant,
De Dieu seul votre vie est digne.
Et vous êtes l’Ami nouveau,
(Le nouveau Vin, a dit le Sage).
Et le symbole est juste et beau
Car, doux au goût, votre breuvage
A rompu le sacré Vaisseau.
Par tous ces signes avertie,
Qui me défendent du démon
D’autant que je suis repentie,
Je ressens en moi le pur don
Que vous faites de votre vie.
Mais je me plains, chantant oci !
Car, Jésus, bien peu je vous aime !
Et, pourtant, je voudrais aussi
M’enserrer des liens suprêmes
Où vous vous êtes asservi.
À l’hameçon pour mieux vous prendre,
Ιχθύ, la Charité pendit
L’appât qui vous fut le plus tendre :
Ravir les âmes au Maudit
Et leur dire au Ciel de se rendre.
L’âpre pointe de l’hameçon
Ne pouvait vous être cachée,
Mais tant l’appât vous était bon
Vous n’avez fait qu’une bouchée,
Qu’un seul salut et qu’un seul bond.
Donc pour moi vous offrant au Père
Vous prîtes l’hameçon de mort
Et, dans votre sang, au Calvaire,
Vous avez réparé mes torts,
Lavé mes hardes de misère.
Et qui donc pourra s’étonner
Que pour Vous ainsi je soupire,
Ô mon Époux si passionné
Qui mourez dans un saint délire
Et pour rien vous êtes donné.
Vraiment, sied-il qu’ainsi je pleure !
Comme Job meurtrissant la chair
Il vaut mieux bâtir ma demeure
Dans votre flanc percé du fer
Et qu’il soit le nid où je meure.
Si je ne trépasse d’amour
Je ne connaîtrai pas de trêve,
Ce désir me suivra toujours ;
Oci ! Qu’importe que s’élève
Contre ma plainte un monde sourd ?
Car me voici hors de moi-même !
Ils peuvent venir, les bourreaux,
Me clouer à la croix que j’aime.
Ô mon Christ ! Combien sera beau
Sous mes baisers votre front blême.
De mon si lamentable cœur,
Certes, la blessure insensée
Jamais ne guérira, Seigneur,
À moins qu’elle ne soit pansée
Par vous, le plus doux des docteurs.
Vous n’irritez point notre plaie ;
Vous êtes le bon médecin.
La pauvre âme est par vous comblée
Des grâces de l’Esprit divin,
Qui fermement vous est liée.
Combien le monde est obstiné
Quand, succombant sous les blessures
De ses ennemis acharnés,
Il repousse la liqueur sûre
De votre sang que vous donnez !
Hélas ! L’homme si peu médite
Sur la Passion de Jésus-Christ
Et sur ce qu’elle nous mérite :
Les liens du larron détruits,
Au Paradis elle l’invite.
Le Sauveur livre son cœur nu
Dans la mesure qu’il nous aime ;
Et son sang, quand nous l’avons bu,
Nous remet le trésor suprême
Que nos péchés avaient perdu.
Par toi, suave Nourriture,
Aux pèlerins gagnant les cieux
Nulle tâche ne paraît dure ;
Tu n’es fade qu’aux paresseux
Qui s’attardent et qui murmurent.
Car jamais l’indolent esprit
N’a songé que ce cœur si tendre
Qu’offre sur la croix Jésus-Christ
Est un lit où l’on peut s’étendre
Lorsque l’on est las et meurtri. »
Mais l’âme pieuse, attirée
Par le cœur de ce doux Agneau,
Prend comme un aigle sa volée
Vers sa proie, et fait un berceau
De cette chair immaculée.
Et, de plus en plus s’exaltant :
« Ô lit de repos ! chante-t-elle,
Corps pour moi recouvert de sang,
Troué partout ! Ô mort cruelle,
De moi, que n’as-tu fait autant !
Il est juste qu’à ma misère
Ce haut trépas soit refusé.
Du moins que mes larmes amères
Et mon esprit martyrisé
Jusqu’à ma mort soient mon calvaire. »
Après ceci, n’en pouvant plus,
Mais encor plus effervescente,
L’âme, sans voix, les sens perdus,
Dans ce lit s’étend languissante :
Son amour devient éperdu.
Sa gorge a les cordes brisées
Et sa langue palpite en vain.
Plus un mot. Seule la rosée
De ses pleurs sur l’Époux divin
Remplace la parole usée.
Au chant succèdent les sanglots,
Les soupirs, les cris et les plaintes,
Et ses yeux regardent en haut
Fixement l’Humanité sainte
Expirer sur son échafaud.
Elle est telle, en cette occurrence,
Que si le Christ était présent.
Elle endure même souffrance,
Les yeux rivés au corps qui pend,
Contemplant son Amour immense.
Mais voici que larmes, soupirs,
Gémissements, lui sont délices
Et concourent à la nourrir,
La soutenant dans son supplice :
Elle meurt d’amour de souffrir.
En cet état la mort l’enserre.
Ayant rejeté le venin
Des illusions éphémères,
L’âme, à none, rompt le lien
Qui la rattachait à la terre.
*
Car c’est à none que l’Aimé
Dans un grand cri rendit son âme
Alors que tout fut consommé.
Ce grand cri perça de sa lame
Un cœur déjà tout consumé...
... Le cœur de cette âme, incapable
De supporter ce dernier coup
Dont elle est morte ! Ô morte aimable,
Les portes du Ciel devant vous
S’ouvrent, ô sainte vénérable !
Que le requiem se taisant
Le cède à nos hymnes de joie !
La Sainte Église nous défend
De prier pour ceux qui déploient,
Martyrs, la pourpre de leur sang.
Ô douce âme, pure rosée,
Des diamants le plus précieux,
Ô lys des virides vallées
Qui n’aimas que l’azur des cieux,
Par qui la chair fut méprisée :
Bercée au bras de ton époux,
Voici les heures désirées ;
Unie à lui toujours, partout,
Tes lèvres si longtemps sevrées
Boivent ses baisers les plus doux.
Tes paupières à demi closes
D’où sans cesse coulaient des pleurs
Éternellement se reposent.
Les grâces de ce doux Seigneur
Les ont recouvertes de roses.
Douce âme, tes pleurs sont taris ;
Il n’est plus pour toi qu’allégresse ;
Loin de toi les plaintes et cris ;
Rien au delà de cette ivresse
Que te verse le Paradis.
*
Mon chant ici ne se prolonge,
Car voici l’océan de Dieu
Où seul l’esprit dépouillé plonge.
Chanter cet état glorieux
Me ferait taxer de mensonge.
Quoi que d’autres puissent penser,
Cher frère, imite la martyre :
Priant le Christ de t’exaucer,
Afin que sur la belle lyre
Tu puisses comme elle chanter.
De peur du dégoût de la vie,
Cette hymne, reprends-la souvent
Afin que Jésus et Marie,
Pieuse sœur, en t’écoutant,
T’accueillent dans ton agonie.
Donc, que s’harmonise ton cœur ;
Dans les larmes qu’il se baptise
Pour qu’à la fin Notre-Seigneur
Dans l’éternité solennise
Son hymen avec toi, ma sœur.
Alors cessera toute plainte :
Parmi les anges, et chantant
À l’abri, désormais sans crainte,
Tu seras dans la Cité sainte
L’épouse du Roi Tout-Puissant.
Amen.
Saint BONAVENTURE.
Traduit par Francis JAMMES.
Paru en 1927 dans Le Roseau d’or.
Cette traduction a été faite par Francis Jammes
pour la collection CARITAS (Bibliothèque de spiritualité franciscaine,
Bloud et Gay éditeurs). Nous devons à l’obligeance du Père Martial Lekeu,
directeur de cette collection, de pouvoir en donner la primeur.