Le jeune aveugle à sa mère
Dis, pourquoi pleures-tu quand ton enfant s’éveille ?
Pourquoi, quand sur ma main j’avais penché mes yeux,
Un soir, répétais-tu : « Pauvre enfant, il sommeille...
« En rêve il est peut-être heureux ! »
Pourquoi reprenais-tu : « Cachez-lui sa misère !
« Qu’il ignore, s’il peut, la douleur où je suis,
« Quand mes yeux, le matin, inondés de lumière,
« N’ont pas un rayon pour mon fils. »
Et ta voix redisait plus doucement encore :
« Les mots grâce, beauté, rendent ses traits rêveurs ;
« Parlez de chants d’oiseaux en lui peignant l’aurore,
« De parfums en cueillant des fleurs.
« Quand il devient pensif, accordez une lyre ;
« Au son plaintif et doux le désespoir s’enfuit.
« Aimons-le, notre amour éveille son sourire ;
« C’est son aurore dans sa nuit. »
Feignant un doux sommeil, j’éprouvais la tristesse,
Et le cri de ton cœur venait briser le mien :
Oh ! que n’ai-je un regard, pour voir avec ivresse
Le bonheur briller dans le tien !
Puis vous avez prié, toi, mes sœurs et mon père ;
J’entendais murmurer : « Grâce ! Dieu des humains ! »
Jusqu’à l’ange au berceau qui disait : « Viens, ma mère,
« Joindre aussi mes petites mains. »
Alors je me souvins qu’il est un jour suprême,
Qui, même au pauvre aveugle, est un jour de réveil...
Sèche tes pleurs, attends : je verrai ceux que j’aime
Quand j’aurai fini mon sommeil.
Eugène BOREL.
Recueilli dans
Recueil gradué de poésies françaises,
par Frédéric Caumont, 1847.