Luc, XXIII
Un Juif ? Un Gentil ? En tout cas, un homme.
Son visage est perdu dans la nuit du temps.
À l’oubli, nous ne rachèterons pas
Les silencieuses lettres de son nom.
Il savait du pardon ce que peut en savoir
Un bandit que la Judée cloue
Sur une croix. De sa vie passée, jusqu’à nous
Rien n’est parvenu. Pendant qu’il s’acquittait
De sa tâche ultime de mourir crucifié,
Il entendit, dans le bruit des outrages,
Que celui qui mourait à son côté
Était un dieu. Il lui dit aveuglément :
Souviens-toi de moi, lorsque tu seras
Dans ton royaume. La voix inconcevable
Qui un jour jugera tous les êtres,
Du haut de la croix terrible lui promit
Le Ciel. Ils ne dirent plus rien jusqu’à
Ce que vînt la fin. Mais l’histoire
Ne laissera pas périr la mémoire
De ce soir où l’un et l’autre sont morts.
Amis, l’innocence de cet ami
De Jésus, la naïveté qui fit
Qu’il demanda et gagna le Ciel
Dans l’opprobre même du châtiment
Était la même qui si souvent
L’avait lancé au mal et aux hasards sanglants.
Jorge Luis BORGES, L’auteur et autres textes,
Gallimard, 1982.
Traduit de l’espagnol par Roger Caillois.