L’homme de lettres

 

 

Le soldat, regagnant sa montagne ou sa plaine,

Après le dur travail qui le tint asservi,

Portant l’étoile d’or ou le galon de laine,

Répond, quand on lui dit : Qu’as-tu fait ? J’ai servi !

 

Il connut tour à tour l’angoisse et l’espérance,

Le deuil des jours amers, l’orgueil des jours vainqueurs,

Qu’en reste-t-il ? Un mot : il a servi la France !

Mais ce mot simple et fier gonfle à jamais les cœurs.

 

Nous aussi, combattants d’une grande armée,

Rêveurs dont le désir n’est jamais assouvi,

Amants de l’idéal dont la fièvre est calmée

Chacun de nous du moins peut dire : J’ai servi !

 

Chacun eut sa douleur, chacun eut sa victoire,

Le plus humble a cueilli ses lauriers à son tour ;

Cinquante ans ont déjà passé sur notre histoire,

Et l’art ne voudrait pas en effacer un jour !

 

Les uns par le roman, le poème ou le drame

Ont creusé l’avenir, problème obscur encor,

D’autres ont enchâssé les larmes d’une femme

Dans un sonnet, moelleux écrin de soie et d’or ;

 

Tous ont servi ! La France, après leur rude ouvrage,

Bénit ces travailleurs unis à ses genoux ;

Pareil sera l’honneur, pareil fut le courage ;

L’exemple est bon ; nos fils le suivront après nous ;

 

Ils serviront ! Le sort leur fut-il plus sévère,

Ils ne failliront pas au labeur commencé ;

L’âpre vin du malheur ne souille pas le verre,

Et le cœur est plus fort à qui Dieu l’a versé.

 

Ils serviront la France, et l’art, l’autre patrie !

Comme nous l’avons fait, ils iront au devoir,

L’esprit toujours vaillant, l’âme parfois meurtrie

Portant en eux l’azur, même sous le ciel noir !

 

Mais non, non ! L’avenir aura plus de clémence,

D’autres astres naîtront des profondeurs des cieux,

Et nos fils, ouvriers du siècle qui commence,

N’auront connu les pleurs qu’en regardant nos yeux

 

Venez donc, levez-vous, les jeunes capitaines,

Sous le frémissement des étendards nouveaux,

Que le soleil levant, sur les cimes lointaines,

Dore de ses éclairs le crin de vos chevaux !

 

Et nous qui saluons cette splendide aurore

Tandis que vers la gloire, ils courront à l’envi,

Nous, les lutteurs d’hier et de demain encore,

Nous dirons le grand mot du soldat : J’ai servi !

 

 

 

Henri de BORNIER.

 

Paru dans Le Chercheur, revue éclectique, en 1888.

 

Vers lus par l’auteur le 11 décembre 1887,

au banquet donné à l’occasion du

Cinquantenaire de la Société des Gens de lettres.

 

 

 

 

 

 

 

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