Les pommiers bretons
Je n’ai jamais chanté, Bretagne, tes grands chênes,
Tes peupliers si fiers, ni tes gros châtaigniers :
Ma pauvre Lyre a peur des géants de tes plaines
Et garde sa Chanson pour tes humbles pommiers.
Rabougris et noueux comme de petits gnômes,
Mais sûrs de leur noblesse et fiers de leurs aïeux,
Ils semblent les seigneurs des antiques Royaumes
Des Korrigans bossus, des Kernandons cagneux.
Vrais Bretons au cœur large – et trapus des épaules –
Ils bravent pluie et grêle et le grand vent d’Hiver ;
En Avril, tout ainsi que les Druides des Gaules,
Sous leur couronne blanche ils ont vraiment grand air ;
Parfois le gel survient et la récolte est maigre,
Et le cidre est bien sûr dans les vieux pots de grès !
Bah ! les gosiers bretons se moquent du cidre aigre :
Vidons les pots, d’abord... nous gémirons après !
Écoutons la Chanson du bon cidre qui mousse !
Écoutons la Chanson du bon cidre doré !
C’est la Chanson du pâtre et la Chanson du mousse,
Le Chant de la grand’Lande et du grand Flot sacré !
Oh ! la bonne Chanson qui monte des bolées !
Elle a tous les orgueils et toutes les douceurs :
C’est la mâle Chanson qui montait des mêlées
Quand le Breton luttait contre ses Oppresseurs ;
Ce n’est pas la Chanson – que nous n’entendons guère –
Qui vient du fruit ambré découvert par Noë,
C’est la rude Chanson que l’on clame à la Guerre :
La Chanson de Grallon et de Nominoë !
Lorsque le cidre bout, penchez-vous sur la tonne
Vous entendrez hurler le Bagaude et l’Alain ;
Penchez-vous plus encor : c’est une voix qui tonne
Notre-Dame-Guesclin ! Notre-Dame-Guesclin !
Puis la Voix s’attendrit... et ce sont les vieux Bardes
Qui disent leurs Gwerzious, leurs Sônes amoureux
Tout au lointain voici les binious, les bombardes,
Puis la Voix s’attendrit encore... et c’est Brizeux,
C’est l’exquise Chanson, la Chanson de Marie,
De la Fleur-de-Blé-Noir douce comme le miel !...
Oui, le Cidre, Bretons ! nous parle de Patrie,
Et nous parle d’Amour, et nous parle du Ciel !
Écoutons la Chanson de la bonne Récolte
Et non pas la Chanson qui vient de l’Eau-de-Feu :
L’une est un chant d’Amour, l’autre un chant de Révolte
Qui nous vient de Satan quand l’autre vient de Dieu ;
L’une nous réconforte et l’autre nous terrasse !...
Prenons garde, Bretons ! Nos Aïeux triomphants
Nous maudiront d’avoir abâtardi leur Race,
Et nous serons maudits encor par nos enfants !
Revenons au bon jus des Arbres de nos Pères :
Cultivons leurs vieux champs, replantons leurs vergers ;
Et que les gros pommiers, que les pommiers prospères,
Sous le Ciel gris d’Arvor, s’alignent, bien rangés ;
Que les pommiers nouveaux dressent bien haut leur faîte,
Lèvent bien haut leurs bras vers Dieu, pour le bénir,
Comme les jeunes gens lèvent bien haut la tête
Semblant mettre au défi le Malheur à venir.
Et que les vieux pommiers baissent bien bas leurs branches
Quand les petits Bretons auprès d’eux passeront,
Comme les grand’mamans baissent leurs têtes blanches
Pour que leurs petits gâs puissent baiser leur front !
⁂
Bretons ! Bretons ! laissons pour le jus de nos pommes
Les breuvages maudits qui nous sont coutumiers
Si nous voulons, en paix, dormir nos derniers sommes
À côté des Aïeux... à l’ombre des pommiers !
Théodore BOTREL, Contes du lit-clos, 1900.