La route
Le corps et le cœur en lambeaux,
Les pieds saignants dans mes sabots,
Je suis tombé sur la grand’Route ;
Et, le front sur le dur granit,
Plein d’un désespoir infini,
J’ai dit au grand chemin :
« Écoute !
« Tu sais bien que je t’appartiens :
Pour Toi j’ai quitté tous les miens,
Mes amis et ma vieille mère ;
Tu m’appelais : Je t’ai suivi,
Le nez au vent, le cœur ravi,
L’esprit hanté par la Chimère...
Route immense qu’avec effort
Arpentent les Races humaines,
Est-ce à la Vie, est-ce à la Mort
Que tu nous mènes ?
« On m’avait dit : Presse le pas,
Le Bonheur est là-bas, là-bas,
Au bout de la grand’Route blanche !
On m’avait dit : Tu souffriras !
Va toujours ! et tu goûteras
Bien mieux l’orgueil de la Revanche !
Et puis l’on m’avait dit encor :
La Nuit, va vers l’Étoile d’or,
Le Jour, vers le Soleil de cuivre...
Et, sans souci du lendemain,
Bissac au dos, bâton en main,
J’ai tout délaissé pour te suivre !...
Route immense qu’avec effort
Arpentent les Races humaines,
Est-ce à la Vie, est-ce à la Mort
Que tu nous mènes ?
Et j’ai marché sans m’arrêter :
Marché l’Hiver, marché l’Été,
Marché le Printemps et l’Automne ;
Et j’ai marché, marché toujours,
Durant des nuits, durant des jours,
Qu’il pleuve, ou grêle, ou vente, ou tonne...
... Et me voici tout vieux, tout nu,
Marchant encor vers l’Inconnu
Au seuil de cette matinée ;
Oh ! prends pitié ! Réponds enfin :
Dis-moi, quand verrai-je ta fin,
Ô route de ma Destinée ?
Route immense qu’avec effort
Arpentent les Races humaines,
Est-ce à la Vie, est-ce à la Mort
Que tu nous mènes ?
Et longtemps ainsi j’ai pleuré,
De tout mon cœur désespéré,
Sur la Route blanche... et muette...
Et la grand’Route a bu le sang
Tombé de mon front blêmissant,
Blessure qu’Elle m’avait faite !
... Mais, tout à coup, le grand Soleil
Parut à l’horizon vermeil,
Monta vers la Toute-Puissance...
Et, mes deux sabots à la main,
J’ai bondi sur le grand Chemin,
Hurlant un hymne d’Espérance.
Route immense qu’avec effort
Arpentent les Races humaines,
Je te suivrai jusqu’à la Mort...
... Jusqu’Où tu mènes !...
Théodore BOTREL, Contes du lit-clos, 1900.