Adieu d’un jeune poète
Déjà, mes chers amis, je vous fais mes adieux.
Ah ! ne demandez point vers quels bords, sous quels cieux,
Me pousse désormais ma folle fantaisie,
Ni pour quels purs regards je fuis la poésie,
À qui j’avais promis d’éternelles amours,
Et qui semblait jeter tant d’éclat sur mes jours.
C’est que vous n’avez pas pénétré du poète
La sombre destinée et la vie inquiète ;
Votre œil n’a point sondé cet abîme profond,
Et vous ne savez pas ce qui remue au fond.
Vous avez de la mer entrevu la surface,
Un jour que toute ride au sein de l’eau s’efface ;
Et vous qui n’avez point tenté le flot amer,
Hélas ! vous enviez au matelot la mer.
Ah ! désabusez-vous et cessez de sourire
À l’heure où, succombant sous le poids de ma lyre,
J’en viens tirer pour vous un triste et dernier chant.
Eh ! quoi, vous oseriez, connaissant mon penchant,
M’entretenir encore et de Muse et de gloire ?
La gloire, qu’est-ce donc, vous qui semblez y croire ?
Un astre qui surgit alors qu’on entre au port,
Du bruit, de la lumière, au moment qu’on s’endort.
Et qu’importent ces biens, objet de votre envie,
S’il faut, pour les gagner, sacrifier sa vie
Et subir des destins l’opprobre et les hasards ?
La gloire, c’était bon aux temps où des beaux-arts
L’on savait rendre au moins passable la carrière,
En ces temps où le monde, avide de lumière,
Contre les coups du sort protégeait ses flambeaux,
Temps où l’on accordait moins de fleurs aux tombeaux,
Mais où le miel parfois coulait en nos calices ;
Où nos chants, des mortels faisaient tous les délices,
Où l’homme était poète et le poète, roi.
De nos jours, âge vil, on a perdu la foi,
L’on se moque d’un Dieu que n’atteint la paupière,
Et le monde est épris de la seule matière.
Quel idéal nous reste en un siècle pareil ?
En vain au fond des cieux brille un autre soleil,
L’homme n’entend plus rien aux choses qu’il éclaire :
Les yeux, comme les bras, sont tournés vers la terre.
Lorsque le laboureur, poursuivant son métier,
À son rude travail se livre tout entier,
De fatigue abattu quand à peine il respire,
S’il entend dans les airs un oiseau qui soupire,
Aux accents imprévus du céleste chanteur
Suspendant tout à coup son pénible labeur,
Il promène un moment sa main large et profonde
Sur son front basané que la sueur inonde,
Élève son regard vers le tranquille azur,
Croit respirer un air et plus frais et plus pur ;
Puis, portant de nouveau sa main à la charrue,
Il reprend, courageux, sa tâche interrompue,
Sans songer à l’oiseau d’où lui vient ce bonheur,
Et qui chantait peut-être à force de douleur :
Pauvre oiseau dont le nid, perché sur une cime,
Pend et tremble sans cesse au-dessus de l’abîme.
Ainsi, quand le poète éprouvé par le sort,
Lance dans l’univers quelque sublime accord,
Les peuples, étonnés, prêtent parfois l’oreille,
Écoutent un instant ce chant qui les éveille,
Qui les rend plus joyeux et souvent moins méchants ;
Mais, courbés vers le sol comme l’homme des champs,
Ils négligent bientôt la divine harmonie,
Et laissent dans les pleurs succomber le génie.
Amis, je ne veux plus d’un si triste destin ;
Et puisque ma journée est encore au matin,
Je vais tenter aussi les sentiers plus modestes
Qui mènent doucement aux rivages célestes.
Cet horizon étroit suffit à mon regard ;
De silence et d’amour j’aurai du moins ma part.
Et qu’importe à nos ans tant de gloire ravie,
Du moment que l’amour daigne orner notre vie ?
L’amour est le seul bien qui me reste aujourd’hui
De tout ce que je fus, de tout ce qui m’a lui,
Le seul astre qui brille en mon ciel qui se voile,
Et le seul sur lequel je réglerai ma voile,
Tant que je n’aurai point au rivage éternel
Posé mon front, Seigneur, dans ton sein paternel.
Georges-A. BOUCHER,
Chants du Nouveau Monde, 1946.