Peine première

 

 

                                                       Au Docteur Edmond Morasse

 

 

Si jamais, regrettant ta jeunesse première,

À tes foyers déserts tu revenais t’asseoir,

Souviens-toi, mon ami, de l’humble cimetière

Où nous allions prier sous les saules, le soir.

 

Car c’est là que repose, à peine refroidie,

Cette chère envolée, objet de tout mon deuil ;

La terre à cet endroit doucement arrondie,

Conserve encor la forme oblongue d’un cercueil.

 

Et vers sa tombe obscure avant l’heure fermée,

Porte parfois tes pas loin du sentier battu ;

Elle était tendre et bonne, et tu l’aurais aimée,

Toi pour qui la beauté n’est rien sans la vertu.

 

Te redirai-je, Edmond, cette heure de tendresse,

Où m’a souri sa lèvre, où son regard m’a lui ?

Te dirai-je nos ris, nos ébats, notre ivresse,

Tout ce bonheur sitôt et pour toujours enfui ?

 

Vallons ! ce qu’éprouva mon cœur pour cette femme,

Vous seuls pourrez l’apprendre aux soleils à venir,

Qui seuls avez été complices de ma flamme,

Qui seuls en conservez l’enivrant souvenir.

 

Pour moi, ce que j’en sais, ce que j’en puis écrire,

C’est qu’elle était divine et que je l’adorais ;

C’est qu’il était charmant de pouvoir le lui dire,

Et qu’à ses pieds mes jours se déroulaient en paix.

 

Mon âme, illuminée aux clartés de son âme,

Était comme les prés au matin d’un beau jour,

Alors que chaque buis, chaque onde et chaque flamme

Nous semblent scintiller et frémir tour à tour.

 

Je voulais être grand, je voulais être illustre ;

Ah ! des ambitions, que j’en avais alors !

Je voulais, dans nos cieux jetant un nouveau lustre,

Réincarner Virgile ou Dante sur nos bords.

 

Or, pour chanter nos preux si je prenais ma lyre,

Comme une muse antique égarée en ces lieux,

C’est elle qui versait dans mon cœur le délire,

Et m’inspirait des chants doux et mélodieux.

 

Puis, tout à coup, hélas ! comme elle était venue,

Belle et sans bruit, aux cieux elle prit son essor,

Emportant ma chanson et ma joie en la nue

Avec elle, et livrant ma pauvre âme à son sort.

 

Ô mes amis ! gardez pour vous la coupe pleine

Où vous puisez la vie et l’amour à longs traits,

Et ne me parlez plus de ma jeunesse vaine

Avec ses rêves morts et ses défunts projets.

 

Que m’importe à présent le jour blafard et sombre

Qu’il me reste à subir, où rien pour moi ne luit ?

Son astre en s’éteignant me couvrit de son ombre,

Et dans mon cœur comme en sa tombe, c’est la nuit.

 

Et déjà, succombant à ma peine première,

Je sens venir à moi la mort, mon seul espoir.

Ah ! puisses-tu, suivant la route coutumière,

Aller prier, ami, sous nos saules, le soir !

 

 

 

Georges-A. BOUCHER,

Chants du Nouveau Monde, 1946.

 

 

 

 

 

 

 

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