Plainte paternelle

 

 

                                           À M. Élie Vézina

 

 

Lorsque, souffrant beaucoup sur la terre où nous sommes,

Soumis, nous supportons nos maux comme des hommes ;

Mon Dieu, lorsque sur nous fondent tant de malheurs

Que même notre joie à la fin tourne en pleurs,

Et qu’on vit cependant sans desserrer les lèvres ;

Ô mon Dieu, que fais-tu des biens dont tu nous sèvres ?

Que fais-tu des chagrins où s’éteignent nos yeux ?

Dis, de tant de vertu tient-on le compte aux cieux ?

Seigneur, marques-tu bien cela dans ton grand livre,

Afin qu’au jour suprême où la mort nous délivre,

Alors que vers le ciel nous prenons notre essor,

Nous retrouvions nos croix là-haut comme un trésor ?

 

Moi, j’avais deux enfants, deux rejetons de France,

En qui j’avais placé ma plus douce espérance.

L’un était Olivier, mon rêve et mon aîné.

Il est vrai que c’est toi qui me l’avais donné,

Dieu d’amour, mais tu sais ce que coûta de larmes

À mon cœur pour lui seul toujours rempli d’alarmes,

Ce premier-né, du jour où, l’entendant crier,

Je compris la grandeur d’aimer et de prier.

Tout ce qu’on peut verser dans une âme naissante

De sagesse, d’étude et de grâce innocente,

Je le sus mettre en lui dès le commencement ;

Et ce fils, fruit béni d’un double enfantement,

Ce fils était à moi bien moins par la naissance

Que par les soins constants donnés à son enfance.

L’autre, la plus exquise et la plus pure enfant

Qu’on vit jamais sortir d’un berceau triomphant,

L’autre, qui de l’azur semblait une parcelle,

Pour qui nul n’a souffert, oui, l’autre était Marcelle.

Et la joie ineffable et l’éclatant bonheur

Qu’épanchaient tour à tour ces êtres dans mon cœur !

 

Lui, c’était l’avenir, l’espoir de notre vie,

Le fils que je montrais à la mère ravie

Quand les fardeaux du jour se faisaient plus pesants,

Et sur qui reposait le sort de nos vieux ans.

Mais elle, du foyer c’était le bon génie,

Elle, c’était la paix à la candeur unie.

Et si, sentant déjà nos forces défaillir,

Si nous songions parfois qu’il nous faudrait vieillir,

Regardant ce trésor, je disais à la mère :

« Écartons loin de nous cette pensée amère ;

Nous aurons cette enfant quand nous nous ferons vieux :

Sa main, sa douce main, nous fermera les yeux. »

Fatale destinée ! Ô douleur infinie !

Tant d’espérance, hélas ! de notre âme est bannie !

 

Ah ! que deviendrait l’homme ici-bas sans la foi ?

Mortels, que deviendraient nos jours chargés d’effroi,

À nous surtout, à nous, les pères et les mères,

À qui Dieu mesura des destins plus sévères,

À nous dont la famille augmente les devoirs

Et trompe constamment l’attente et les espoirs,

Si ce penser d’un monde où l’âme enfin s’élance

N’apportait à nos maux une juste balance ?

Car c’est là le seul bien qu’on n’enlève aux parents :

Nos enfants les meilleurs, Seigneur, tu nous les prends.

 

Les miens, tu les choisis pour cultiver ta vigne.

J’aurais fait grâce au ciel de cet honneur insigne ;

Mais devant les décrets du Maître souverain

À quoi tiennent les vœux d’un père infime et vain ?

Il faut à l’Éternel, pour serviteurs, des anges ;

Or, voilà qu’Il a pris à nos chères phalanges

Ce qu’elles contenaient d’amour et de douceur,

Et qu’il en a formé ce moine et cette sœur.

Voilà qu’Il a vidé notre toit de lumière,

Voilà qu’Il a ravi le jour à ma paupière,

Pour combler de rayons le cloître et le couvent.

Et nous, il nous faudrait sourire comme avant !

Il nous faudrait agir comme si cette aurore

Qui s’efface à nos yeux nous éclairait encore !

C’est bien, je sourirai ; je tairai mon secret ;

Mon Dieu, nul ne saura le mal que Tu m’as fait ;

Et, plus mort que vivant, j’irai toute ma vie

La paix sur le visage, à tous faisant envie.

Oui, mais j’aurai mon tour, c’est Toi qui me le dis :

Quel compte me devra, Seigneur, ton Paradis !

 

 

 

Georges-A. BOUCHER,

Chants du Nouveau Monde, 1946.

 

 

 

 

 

 

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