Suprême richesse
Moi près de qui l’enfance a gardé tous ses charmes,
Qu’un marmot né d’hier attendrit jusqu’aux larmes,
Et qui, s’il m’en vient un, voudrais qu’ils fussent deux,
Tant me semble charmant ce qui rayonne d’eux,
J’ai huit enfants dont trois, en leur petite bière,
Ont, sitôt disparu ! pris place au cimetière,
Mais sans avoir quitté leur place dans mon cœur.
Et vous vous étonnez, amis, de mon bonheur ?
Vous dites, intrigués : « D’où te viennent dans l’âme
Tant de paix et de force, et dans l’œil cette flamme ?
Est-il une raison à tes airs triomphants ? »
– Certes ! et la meilleure encor : mes huit enfants.
Allons, n’ai-je pas lieu de porter haut la tête ?
Montrez-moi le trésor, montrez-moi la conquête,
Qui vaillent mes enfants. Et si je suis heureux,
Et si je ne crains rien, c’est que je vis pour eux.
C’est pour eux que je peine et pour eux que je souffre,
Que j’affronte en tous lieux, à toute heure, le gouffre
De l’humaine douleur ; et mes nuits sans sommeil
Et ma veille lassée, et, sous l’ardent soleil,
Mes courses sans savoir souvent où l’on m’envoie,
Me reviennent en force, en patience, en joie :
Car ce qu’on fait pour eux, nos filles et garçons
Nous le rendent toujours en multiples rançons.
Oh ! que cet homme est riche et fort à qui Dieu donne
Des enfants ! Pour qu’il reste invincible et façonne
En beauté son destin, il n’a qu’à marcher droit
Et chérir ses amours : tout lui vient par surcroît.
Pour moi, quel que soit l’astre où s’agite ma vie,
Et la tâche et le sort auxquels Dieu me convie,
D’un œil égal et sûr et d’un cœur plein d’espoir,
J’envisage le monde et vole à mon devoir.
Que m’importent la lutte et l’épreuve et l’outrage ?
Je trouve en mon foyer la paix et le courage.
Et puis m’arrive-t-il, las ! de me rebuter
Quand le mal sous mes yeux triomphe, et de douter ?
Ai-je parfois besoin de céleste lumière ?
Pour retremper ma foi je fuis au cimetière.
J’attends qu’il fasse nuit, et que tous mes bambins
Dorment ; puis je vais voir mes autres chérubins.
Très doucement, passant par la porte secrète,
Je me dirige à travers champs vers leur retraite.
Ils m’attendaient : de loin, en m’y prêtant un peu,
Je vois des yeux dans l’ombre et des ailes de feu
Jetant ici et là dans l’air des étincelles.
J’arrive au cimetière. Je baisse mes prunelles
Et pénètre à pas lents dans ce bois où tout dort.
Par terre autour de moi, mille petits ronds d’or
Tremblent sur les tombeaux : c’est la lune en les branches,
Mais on dirait sortant du sol des âmes blanches.
Je salue, en passant, de bons et vieux amis
Que j’aime et qui sont là pour toujours endormis ;
Je crois voir remuer leurs ombres sous les arbres
Et leurs réflexions osciller sur les marbres.
Enfin voici les miens. Quel doux apaisement !
Je m’agenouille au pied de l’humble monument,
Et prie. – Ô mes amis, que ce monde qui cause
Nos soucis et nos pleurs nous semble peu de chose
Et que nos jugements nous paraissent étroits,
Lorsqu’on est entouré d’une forêt de croix,
Et qu’on a sous ses pieds la dépouille encor tiède
De ces chers petits nous, qui pour nous intercède !
Un seul penser demeure en mon esprit : la foi.
Je m’incline et m’écrie en frémissant d’émoi :
« Oui, oui, je crois, Seigneur ! Ces chairs tendres et roses,
Si roses qu’on voyait auprès blêmir les roses,
Et qui déjà se désintègrent en lambeaux
Pour n’être bientôt plus que cendre en leurs tombeaux ;
Ces petits os plus durs et lents à se dissoudre,
Mais que le temps fatal saura réduire en poudre,
Ce n’est pas là le dernier mot de mes chéris.
Oui, je sais que leur bouche habituée aux ris,
Que leurs yeux incertains remplis d’ombre et d’aurore
Pareils à deux iris qui ne font que d’éclore,
Vont refleurir un jour et s’entrouvrir ailleurs ;
Et que dans des climats souverains et meilleurs,
Retrouvant pour toujours ma famille si chère,
J’aimerai mes enfants ainsi que sur la terre. »
Je dis, et me voilà transfiguré, guéri,
Et contre la défaite à jamais aguerri.
Et toi, mon Dieu, veux-tu que nous restions la race
Droite et forte, fidèle aux tâches qu’on lui trace,
Accomplissant tous ses devoirs – petits et grands –
Envers et contre tout ? Donne-nous des enfants.
Georges-A. BOUCHER,
Chants du Nouveau Monde, 1946.