Les hommes de volonté

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Eddy BOUDREAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Durant le sinistre combat qui vient de déformer les peuples, il nous fut donné de lire, dans les journaux et revues, des noms canadiens qui, là-bas, parmi les jaillissements de lumière et les flots de sang, se sont distingués, furent portés jusqu’aux décorations royales par le mérite de leurs exploits. Grâce à l’héroïsme de ces jeunes, la justice a triomphé des vengeances ! En voilà qui avaient compris le devoir ! Il faut les admirer, les aimer pour tant d’honneur qu’ils ont décerné à notre cher pays. Ce sont des braves qui, cent fois, ont mérité leurs lauriers. Cependant, de nouvelles armées, des soldats sans uniformes, poursuivent sur un front moins agité, sans doute, mais qui nécessite beaucoup de vaillance pour ne pas dire de stratégie, une bataille contre la vie et sans promesse de victoire.

 

Sans bruits, au fond des solitudes immenses, dans une chambre d’hôpital ou la misère d’un taudis, ils affrontent des ennemis redoutables, des ennemis de souffrance et de mort. Oubliés de la foule qui passe, la foule des préoccupés qui ne conçoivent pas, ignorent ou feignent d’ignorer le remous des cœurs, les luttes perpétuelles qui se déroulent derrière l’écran ou le mur d’indifférence dressé par une agitation mondaine, cette masse d’impuissants guerroie sans cesse, défile crânement jusqu’au martyre et l’holocauste !

 

C’est en perdant sa vie qu’on peut la gagner.

Pour qu’un beau rêve s’incarne il faut la douleur qui broie.

Si tu portes en ton âme quelque germe d’infini,

tu sentiras en elle pénétrer la souffrance.

Le monde à ses pieds te piétinera de ses fers.

Pour ouvrir des blessures et faire couler ton sang,

tu connaîtras la fierté, la tendresse et l’orgueil.

Mais tu sauras que la gloire est de vaine importance.

Tu sauras que la chair peut conduire au néant.

Mais qu’une pensée des cieux transporte à l’étoile.

Malades, soyons dignes de ressembler au plus grand des Martyrs.

 

–––––––

 

 

Sommes-nous toujours les vivants capables de renverser les obstacles et de porter la croix sans murmurer ? Instinctivement, on est porté à la rancune ; malgré soi, on en veut à la paresse d’un corps qui tyrannise les ambitions. En soi, ce n’est peut-être pas si mal... On ne peut compter sans la bête ! Néanmoins, ne repoussons pas comme un cauchemar le souvenir des années interrompues. La souffrance est un soleil qui nous fait plus dignement s’épanouir. Qu’on lui abandonne le contrôle de nos pouvoirs latents, de toutes nos forces intérieures, une lumière va jaillir et deviendra le phare qui invite le pêcheur à la sécurité pendant ses nuits de détresse.

 

Tel un oiseau enfermé dans une cage sans toit, le malade se libère de son isolement lorsqu’il a fixé des cimes, lorsqu’un bond suprême de son être le projette dans l’espace. Parfois, même souvent, le mot faiblesse devient synonyme de grandeur.

 

Des noms immortels surgissent, justifiant ma pensée : des noms que l’on invoque avec la foi d’un CREDO.

 

L’œuvre musicale de Chopin est un monument grandiose, universel, sculpté dans l’angoisse et la détresse. La révélation d’un monde s’agitant sous le signe sensible des sons deviendrait la douleur et le néant de son être. Ses doigts créant des intonations nouvelles, des découvertes innombrables, il cherchait cependant un peu de calme dans le secret de son cœur en émeute. Fier de son talent, il s’ingéniait à la transformation d’une épreuve en beauté. Il croyait pouvoir changer son agonie morale en cri d’amour, hélas ! sa musique le trahit, trahit ses défaites. Ses « Nocturnes », ses « Mazurkas » sont les témoins d’une âme qui travaille dans l’épreuve. Imprégné de rêve et de tendresse, le jeune homme s’éprend des beaux visages de femme, coudoie des amours impossibles, se heurte aux déceptions, éprouve le délaissement et toutes ces nostalgies qui font du célèbre compositeur un martyr de l’époque romantique. Toutefois, son œuvre incomparable a traversé les âges et continue de nous émouvoir parce que fondée sur le roc inébranlable des grandes persécutions.

 

Schumann avait rêvé de devenir célèbre pour conquérir son aimée. Son idéal se précisait, il aima... un grand amour qui fut le grand tourment de sa vie. Le père de sa fiancée qui s’oppose à leurs relations insinue dans le cœur du virtuose la malice et le désespoir. En poursuivant Béatrice, le malheureux Dante n’a peut-être pas plus souffert... On a bien dit : « La femme qu’on aime toujours est toujours celle qu’on n’a jamais. »

 

Flagellé par l’impossible, sa passion insatisfaite lui inspire de véritables chefs-d’œuvre ! Confiant ses déboires à des notes, Schumann continue de croire en aimant, de souffrir en espérant. Son idole au bonheur fugitif suggéra ses plus belles pièces. Comme ses confrères ou devanciers, il se plaça au-dessus des épreuves pour dépasser la matière. Comme Haendel et Mozart, il devint le génie de sa race. Sans doute avait-il compris que la musique en procurant la détente fait se relever des courages. Après nous avoir légué un message de paix et la joie de vivre, Schumann croula dans la démence.

 

Schubert nous laisse entendre que les œuvres créées par sa misère sont celles qui réjouissent le plus les hommes, vous saisissez ? Alors, imaginons le côté dramatique d’une telle existence...

 

Berlioz fut le jouet des siens. Un martyr dans sa famille ! Incompris, – on le croyait fou – écrasé sous le sarcasme et la dérision, l’auteur des TROYENS s’enfermait dans une chambre obscure pour se pencher sur des compositions, pour mieux pleurer sur la raillerie de ses proches n’ayant pu discerner cette valeur exceptionnelle, cette renommée qui ne devait jamais ternir.

 

Et l’éternel Beethoven dont les symphonies variantes : pleines de tempêtes, fortuitement langoureuses, calmes ou d’une force soudaine, font naître la certitude d’un corps à corps tragique et perpétuel d’une âme tourmentée avec le plus vaste des chagrins. Après avoir connu l’infortune, l’abandon des plus intimes, jusqu’à l’égoïsme de celle qu’il aimait, Beethoven devint sourd – la grande épreuve d’un musicien –. Obligé, pour percevoir les sons, de communiquer de sa bouche à l’instrument une longue tige de métal. Toutefois, « durant ses promenades matinales dans les bois, quand il enregistrait sur les pages de son esprit le chant des oiseaux, les harmonies diverses de la nature, les transposant en accords et en thèmes, il criait parmi les arbres : “Je mâterai mon destin.” Il devait réussir en créant des sonates immortelles ». Ne fut-ce que par l’érection du « Missa Solemnis », il y serait parvenu.

 

En littérature, on nous parle de Maupassant le grand persécuté ; mais, surtout, on célèbre la mémoire du spirituel Lozeau, tuberculeux de l’épine dorsale, condamné à vivre sur le dos ; passionné des lettres, il écrivait sur ses genoux repliés. Parfois, l’installation précaire s’étalait sur le plancher. Cependant, il se nommait Lozeau et recommençait toujours.

 

Il paraît que pour devenir un poète, « Il faut passer une saison en enfer ».

 

Au Canada, nous avons l’odyssée d’un vaste génie que la mort a fauché au seuil d’une carrière éminente. Auteur du « Vaisseau d’Or », créateur d’une céleste « Romance », mais, hélas, poète d’une seule envolée ! Je sais des écrivains qui pleurent encore sur la tombe prématurément close du grand patriarche qu’aurait été pour le monde intellectuel le jeune et valeureux canadien français Émile Nelligan. Dans ce trop court Mémorial, il ne s’agit pas d’une nécrologie en règle ! À qui la chose intéresse, on ferait mieux de puiser à la source des commentaires le pathétique et précoce dénouement de celui qui n’a pu réaliser son rêve, mais qui doit rêver ailleurs. « Ailleurs, en désignant l’horizon, c’était son mot. »

 

Tel fut le destin de nos maîtres, qu’il est impossible d’énumérer tous, car il y a Bach, Pascal, Balzac et combien d’autres qui n’ont lâché la plume ou le clavier qu’à la veille de l’agonie. « Si tous les hommes tenaient ferme, il y aurait moins de voix qui tombent, moins d’ardeur à s’éteindre. »

 

 

Eddy BOUDREAU, La vie en croix, 1948.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net