Les entretiens solitaires
DE LA DIFFÉRENCE QU’IL Y A ENTRE LA
VRAYE CHARITÉ ET UNE AFFECTION INTÉRESSÉE
Seul espoir des Humains, que tout mon cœur révère,
Apprenez-moy, Seigneur, le grand art de vous plaire,
Et ne permettez pas que mon cœur insensé
Prenne pour votre amour un zèle intéressé,
Ny que, pensant brûler pour l’autheur de son être,
Il élève l’esclave à la place du maître ;
Votre amour est un bien qui vaut seul tous les biens,
Mais il faut discerner vos feux d’avec les miens.
Les miens gardent si bien l’apparence des vôtres,
Que les uns m’ont souvent usurpé sur les autres
Et que je vous ay cru mon objet le plus doux ;
Au lieu de vous chercher, je me cherchais en vous.
Il est pourtant facile à vos saintes lumières
D’affranchir mon esprit de ces erreurs grossières.
À qui brûle pour vous, il n’est pas mal-aisé
De connaître l’ardeur dont il est embrasé.
Celle qu’à vos regards le propre amour étale
Est stérile, inquiète, incertaine, inégale.
Ce feu matériel a peine à s’élever,
Il tente un vol hardy qu’il ne peut achever ;
L’âme, au premier objet qui la flatte ou la blesse,
Se trouve encore en proye à toute sa faiblesse,
Et nomme auparavant facile à s’émouvoir,
Elle perd cette paix qu’elle pensait avoir.
Au contraire, Seigneur, cette divine flâme
Que votre chaste amour allume dans une âme
En relève si bien les esprits abbatus,
Que l’âme en cet état ne se reconnaît plus.
Comme c’est en vous seul qu’elle voit des amorces,
Pour voler jusqu’à vous elle trouve des forces.
Ce feu ne promet rien qu’il ne puisse tenir,
Dans le plus haut essor il scait la soustenir,
Au lieu de ces langueurs que donne un feu vulgaire.
Dans ce vol courageux et presque téméraire,
Elle sent aussi-tôt dans le fonds de son cœur
Expirer la faiblesse, et naître la vigueur.
Bien contraire à cette âme et rampante et crédule
Qui ne scait discerner le feu dont elle brûle,
Et qui, croyant pour vous soupirer nuit et jour,
Se fait indignement l’objet de son amour,
Elle semble en tous lieux, elle semble à toute heure,
Pour monter jusqu’à vous sortir de sa demeure.
Elle se sent vers vous attirer sans effort,
Se quitte avec plaisir, s’oublie avec transport,
Et d’un regret cuisant se trouve tout émue,
Si tôt qu’elle est contrainte à vous perdre de vue.
Comme ce n’est qu’en vous qu’elle voit tous ses biens,
Vous faîtes tous ses soins et tous ses entretiens,
Sa pensée à vous seul fortement attachée,
À tous autres objets veut bien être cachée,
Et d’une sainte ardeur ses désirs enflâmés
Semblent même être à vous avant qu’ils soient formés.
Guillaume de BRÉBEUF.
Recueilli dans Anthologie de la poésie catholique
de Villon jusqu’à nos jours, publiée et annotée
par Robert Vallery-Radot, Georges Grès & Cie, 1916.