Colloque entre Augustin et le Christ
AUGUSTIN.
Ô MON DIEU, je vous offre, en impure victime,
Mon cœur fendu de mal et d’amour chaviré ;
Et mes mains, et mes pieds qui se sont déchirés
Au gravier dont la pointe a rompu mon chemin ;
Ma pensée où la faute ausculte son abîme.
J’ai le dégoût d’hier et l’horreur de demain.
Ô mon Dieu, je ne vois que fumées dans mon âme :
Braise des repentirs, élans de volonté ;
Et dans mon désarroi, je ne puis pas compter
Le nombre de mes chutes au tremplin du gouffre.
Et je vis, et je biaise, et ma douleur se pâme :
Je n’ai à vous offrir que mon être qui souffre.
Ô mon Dieu, ce que j’ai de meilleur, je vous l’offre,
Avec les pleurs du temps passé, et le regret
De n’avoir pas ardé du feu qui vous brûlait.
Je vous offre ma chair glissante encor, muette
De repentance : il y fait noir comme en un coffre :
Je n’espère qu’en Vous, pour devenir honnête.
Seigneur Jésus, je vous offre mes mains,
Mes mains de chair usées à prendre le péché ;
Mes mains, avec leurs nerfs, leur faim, leurs convoitises ;
Qui m’ont rendu, chaque jour, moins humain,
Et qui ont dépêché
Mes énergies vers les bas-fonds où l’on s’enlise.
Je vous offre mes mains, ô mon Dieu,
Et leur chair frémissante encore de saisir
D’autres chairs, d’autres corps aussi lourds de désirs.
Je vous offre mes mains
Que vous aviez créées pour se joindre et prier
À l’unisson de mon cœur ;
Que vous aviez créées pour calmer les douleurs,
Pour ramasser, de par le monde décrié,
Des épaves de corps et d’âmes dans la boue,
Des énergies rouillées de vices, de torpeur ;
Pour huiler, avec un amour d’apôtre,
Les plaies saignantes des pécheurs ;
Ces mains dégénérées,
Avilies, qui ont eu peur
De se rougir au sang des autres,
Mais qui se vautrent
Dans l’ordure des corps noirs de fautes,
Ô mon Dieu, je vous offre mes mains,
Et leurs dix doigts couvrant les plaies universelles.
Je suis triste, et je pleure, ô Maître,
Car ces mains d’un traître,
Comment ferez-vous pour les reconnaître ?
Ces mains, où les désirs ruissellent,
Ont gangrené mon âme,
Et l’infecte luxure a rongé, chaque jour,
Votre image en mon cœur fétide,
Ouvert à tout le mal : enfer sordide
Où se pressent des flots de femmes,
Mon cœur infâme,
Immense four
Où Satan remue, avec des chants de sirènes,
Ses sales visions
De chairs creuses
Et chaleureuses.
Seigneur Jésus, je vous offre mes mains qui peinent
Avec leurs os tout gondolés,
Débris de chair surnaturelle,
Mes mains charnelles,
Qui ont envasé mon innocence
Au rythme des concupiscences.
Je ne puis pas me consoler.
Mains faites pour ouvrir les tabernacles,
Pour tracer vos pardons dans la nef des misères ;
Ô mains des onctions,
Mains des communions
Et des oracles.
Mains faites pour écrire à flots de charité,
Ô mains assez puissantes pour étreindre Dieu,
Et qui n’avez pris, sous les cieux,
Qu’un peu de chair humaine et de boue...
Ô mon Dieu, je vous offre mes mains,
Avec le sang de mes regrets veinant mes joues.
Voici mes mains :
Purifiez-les, mon Dieu, pour des œuvres nouvelles
Dans le flamboiement d’or des grâces éternelles.
Seigneur, taillez en moi votre royaume austère.
Je veux être la vigne où mûrissent vos grâces,
Et que mes mains soient les branches levées de terre
Avec leurs grappes de pardons, et que mon cœur,
Sanglant autel où chaque jour je vous immole
Mon vouloir qui n’est plus à moi mais qui est vôtre,
Que mon cœur soit la flamme où les âmes qui passent,
Transies de froid, s’échauffent à votre chaleur.
Seigneur, je ne vis plus, car vous vivez en moi,
Et c’est vous qui parlez par ma bouche aux fidèles ;
C’est vous qui me poussez aux plages éternelles
À la tête de ceux qui respectent vos lois.
Je n’aurais jamais cru qu’il fût si doux de vivre
Enchaîné à vous-même et ne voulant qu’en vous,
Mais l’acceptation de votre joug délivre
De leur gangue de mal les êtres qui vous suivent.
Mon Dieu, vous avez fait ce miracle d’eau vive
Où je bois, dans l’ivresse de l’heure, en extase
Devant votre grandeur et votre éternité.
Et quand j’enseigne à tous votre gloire, sans phrase,
Comme l’enfant bégaie ses cris de charité,
C’e vous, mon Dieu, qui m’inspirez les mots à dire,
Vous qui aviez parlé si simplement aux douze.
Et j’écoute l’ardeur de vos chants amoureux
Dans les âmes tombées que votre grâce attire.
Et tous les cœurs, Seigneur, où votre flamme bouge
Sont tourmentés de vous, et de vous voir en eux.
C’est donc moi, mon Seigneur, votre disciple indigne
Que vous avez tiré, un jour, de votre vigne
Pour faire de moi-même un vous qui vous remplace ;
C’est moi qui vous immole et vous donne aux chrétiens ;
C’et moi, fils du péché, qui dans mes mains vous tiens
Et vous porte avec feu dans les âmes en grâce ;
C’est moi qui tends la main toujours à votre place
À ceux qui sont blessés, et c’est moi qui pardonne
Pour vous tous les péchés. Seigneur, je vous contemple
En moi, tous les matins. Je me touche, et c’est vous
Que je palpe, ô mon Dieu, dans le bonheur du temple,
Quand je lève à leurs yeux votre Corps qui se donne,
Votre sang qui s’agite en appel. À genoux,
Je suis plus grand que l’ange et pourtant fait de chair,
Fait de faiblesse humaine, et je souffre, ô mon Dieu,
D’être tellement moi malgré que je sois vôtre,
De rester froid à votre amour, facile apôtre
Qui voudrais étouffer jusqu’au dernier attrait
De la terre et des sens. Et j’ai si peu vos traits
Quand je joue votre rôle auprès des malheureux !
Je saigne du regret de cimes que mes pieds
Peut-être n’atteindront jamais, et je me perds
Dans ces mêmes douleurs où j’ai déjà souffert.
Je vous crie que mon cœur voudrait mieux vous aimer,
Que ma voix tremble à ne pouvoir mieux expliquer
Votre nom aux humains ; je vous crie mes péchés,
Les désespoirs et les combats de mon esprit
De ne pas vous avoir dès aujourd’hui compris,
De ne pas vous aimer comme vous, vous m’aimez,
Et de n’avoir toujours à vos offres divines
Présenté gauchement que des œuvres humaines.
Et pourtant, ô mon Dieu, c’est vous qui me voulez
Fait de chair et de lutte et de promesses vaines.
Seigneur, je ne puis rien ; je ne suis rien ; je crois
Quand même vous paraître un peu moins chaque
Entaché de péché. Qu’importe que je tombe, jour
Si toujours j’ai l’espoir qu’avec vous je vaincrai
La faiblesse du temps et qu’enfin mon amour
Pourra brûler pour vous au delà de la tombe
Avec le feu sacré de votre éternité.
LE CHRIST.
MON FILS, je t’ai cherché dans la foule inquiète
Qui courait au veau d’or comme à l’Être premier ;
Je t’ai trouvé songeur et lisant les prophètes
Avec l’ardeur des jours de tes luttes mystiques.
Les plaisirs enroulaient leurs volutes d’ivresse
Autour de toi ; la chair fumait pour t’attirer
En ses cercles pesants qui ne desserrent plus.
Tu étais beau, et sur ton front clair de jeunesse
Soufflait l’appel sacré des amours extatiques.
Et tes brûlantes mains frissonnaient de beauté,
De fougue, de ferveur et de force sereine.
Tu hésitais, mon fils, au trouble carrefour
Où ton Dieu et Satan, où la paix et la haine
Se disputaient tes énergies. La joie de vivre,
L’ivresse des baisers, des étreintes, des corps ;
La hantise d’avoir à tes pieds tant d’humains
Qui réclamaient de toi les ordres qui délivrent :
Tu te grisais déjà d’aller sans aucun lien,
Sans rien pour refroidir ton sang bougeant encor
Du juvénile orgueil des viriles conquêtes.
Mon fils, tu étais libre, et je n’aurais rien dit
Si tu avais choisi une route moins dure.
Entre ta gloire et moi, la croix s’était dressée,
Appelant de ses bras ouverts en la tempête
Les courages, troués de frileuses blessures,
Mais qui sont là toujours revivants et raidis
Dans l’éternel effort des âmes empressées.
Il te fallait peiner pour me suivre, ô mon fils,
Sans crainte, il te fallait rougir tous les graviers
De ma route mystique où les corps sont plus beaux
Dans l’immortel rayon des rouges Golgothas ;
Il te fallait, mon fils, quitter tous tes amis,
Tes proches et peut-être aussi des cœurs aimés
Autant que moi ; et sans jamais compter tes pas,
Tu devais, chaque jour de ta vie, commencer
Le chemin ténébreux qui ne luit qu’à la mort.
J’ai connu ton amour ; croirais-tu qu’il est mort ?
Il te suivra partout dans chaque forme humaine,
Et tes luttes d’hier te reviendront demain.
Te souviens-tu de certain soir où tu pleurais,
Où ton cour s’agitait d’attentes insoumises ?
Tu serrais dans tes mains mon image de bronze,
Et des larmes coulaient de tes yeux sur mes yeux.
Mon fils, je ressentais ton agonie : c’était
Cette même agonie de la nuit douloureuse
Où j’invoquais mon Père aux insondables cieux.
Te souviens-tu des cris de ton âme fiévreuse,
De ces cris si pareils aux miens, lorsque les onze
M’eurent abandonné aux troupes infernales ?
AUGUSTIN.
J’AI REGARDÉ tes mains où mes mains s’étaient mises,
Ô Christ de mes Thabors anciens ;
Fils déchu, fils chassé de la terre promise,
J’ai mon regret qui se souvient.
J’ai les yeux sans couleur des pleurs que j’ai versés
Dans la vie insipide où s’éteignit ma flamme.
Mes prunelles séchées brûlent de se leurrer
Au faux et vain éclat des visions infâmes.
Et la chair est si forte et tant pèse à mon cœur,
Que mes doigts joints pour implorer l’oubli des fautes
Sont piqués jusqu’au bout de désirs ; Dieu vainqueur,
Étouffe les élans qui flambent dans mes côtes.
Mes lèvres encroûtées ont des soifs éternelles,
Et j’élargis mes mains aux blessures des clous.
Je ne veux plus arder à des œuvres charnelles.
Comprime mes transports humains dans un écrou.
Je suis l’homme tombé, mais j’espère en ta grâce.
Ce qui reste d’ardeur en mon corps, tous mes nerfs,
La chaleur de mon sang, les fougues qui me brassent :
Ô mon Dieu, me voici avec mon cœur divers.
J’entends la foule qui s’esclaffe d’un dévot.
Le front dans la poussière et l’âme jusqu’aux nues,
Ma superbe, cratère ouvert à tous les feux,
Bouillonne à tout crever de mon remords vers Dieu.
J’entends les voix d’hier, sirènes aux chairs nues,
Symphoniser la chute humaine en mon cerveau.
La nymphe aux sept péchés se glisse en moi : je tremble.
Publicain prosterné entre Toi et l’enfer,
Et portant deux amours en mon ignoble cœur.
Mais le contact sanglant de ton amour, Seigneur,
Permettra que le vrai triomphe dans ma chair,
Et que libre, dompté, enfin je te ressemble.
Je trouverai par toi mes flancs régénérés.
Et mes mains et mes pieds, tout mon corps transformé,
Te serviront de base à ces œuvres profondes
Qui pourront, ô mon Dieu, transfigurer le monde.
Je suis cet homme ou dos courbé de fautes,
Je suis aussi cet homme qui t’aime,
Et qui s’avance au pied de ton autel
Pour recevoir ton corps sacramentel.
Je suis le pécheur au dos lourd de fautes,
Qui marche à tâtons vers tes Pentecôtes,
Pour laver son front dans de la lumière.
Je suis cet homme où claironne le vide,
Cet homme sans foi, avec des prières
Où se mêle toujours sa chair avide.
Je suis l’orgueilleux qui lève la tête ;
Le mondain qui rit à toutes les fêtes.
Je suis aussi le dernier des chrétiens ;
Tu ne croirais pas que je t’appartiens.
Mais, je suis aussi cet homme qui t’aime.
Seigneur, tu m’as surpris dans mon rêve charnel,
Car j’avais dans mon cœur dressé des cathédrales
De plaisir. Tu m’as vu languissant sur la route,
Échangeant à pleins doigts du bonheur éternel
Pour des frissons, des voluptés d’un vague instant.
Tu m’as vu enivré de gloires théâtrales,
Soûlé d’or et rompu, sous cette épaisse voûte
Dont les ombres du mal avaient couvert mes flancs.
Seigneur, tu as compris plus qu’un autre mes chutes ;
Tu as senti que je t’aimais dans l’abandon
Où je t’avais laissé dans mon cœur fol, en butte
Au charme répété des sirènes. Le don
De soi-même n’est grand que s’il coûte, ô mon Dieu.
Tu sais ton agonie, la trahison de Pierre,
Et la fuite des tiens, ta condamnation,
Et ton dos labouré des fouets, et ta figure
Où les traits s’effaçaient sous les heurts durs des plombs
Et tes yeux d’où la vie, comme d’une verrière
Où le soleil s’éteint, avait coulé – tes yeux,
Lueurs d’espoir perçant ta rouge chevelure ;
Et tes mains transpercées de clous et d’où les veines
Avaient lancé en jets de souffrances leur sang ;
Tes mains qui avaient pris sur elles tant de plaies
Qu’elles semblaient fléchir sous leurs forces humaines...
Tu sais, mon Dieu, ce qu’il te coûta de tourment,
Ton dernier souffle de vie, lorsque tu savais
Que des milliards de fils sanctifiés par ta mort
Ne te suivraient jamais, ne t’aimeraient jamais,
Ne reconnaîtraient pas ton œuvre et leurs forfaits.
Tu savais tout, mon Dieu. Tu eus peur comme nous,
Quand nous sentons que notre courage s’endort
Dans les plis des douleurs qui rongent nos genoux.
Et néanmoins, pensant à quelques-uns, Seigneur,
Qui devaient accepter dans le temps ta doctrine,
Tu ne reculas pas. Tu offris ta poitrine
Au dernier coup de fer sur l’autel de la croix.
Seigneur, tu me comprends, mais je n’ai pas voulu
De ce demi-bonheur que la terre nous offre.
Je te voulais, toi seul, te posséder, t’attendre
Comme on attend l’ami qui tarde à revenir
Au crépuscule obscur où le doute nous coffre.
Seigneur, je t’ai voulu entier, indivisé,
Seul maître de mon cœur et de ma volonté.
Je t’ai voulu jusqu’à souffrir, jusqu’à mourir
De cette mort de tous les jours et de chaque heure,
Plus pénible que l’autre où le deuil se balance.
Je t’ai offert mes sens et toutes leurs jouissances.
Je t’ai offert mes yeux pour ne plus les rouvrir
Que sur les corps tombés et les âmes en peine.
Je t’ai offert mes mains pour ne plus les rouvrir
Que sur l’affreux cancer du péché ; et mes pieds
Ne savent déjà plus que la route du cloître.
Seigneur, je suis ton Prêtre, et j’ai bu à ton flanc
Ton sang. Et c’est ta chair que j’ai mangée. C’est moi
Que tu as retiré des plaines de la terre
Pour m’élever à ton autel, là où les vents
Ne soufflent que la paix et l’oubli de la faute.
C’est moi, pauvre pécheur insensible à ta voix,
Que tu as protégé contre les adultères.
Je suis venu, et j’ai lutté, j’ai tant souffert :
Dans ces moments où notre ardeur tient l’univers,
Seigneur, tu sais qu’il est douloureux de briser
Nos idoles d’un coup de volonté humaine.
Tu sais que les amours ont de subtiles chaînes,
Et qu’il est dur et presque surhumain peut-être
De rompre avec la chair et ses doigts qui nous tiennent.
Seigneur, je suis ton Prêtre pour l’éternité ;
Je suis ton maître même, au temps du sacrifice,
Quand moi, fragile humain, je tiens l’infinité
De ta grandeur, de ta beauté, de ta puissance
En mes mains qui n’ont plus d’attaches au péché.
Je puis multiplier ton corps indivisible,
Te donner à chaque être qui te veut en lui.
Je suis ton Maître et c’est pourtant toi qui me dis
Ce qu’il faut faire pour demeurer invincible.
Ô mon Dieu, ton pardon a noyé mon péché ;
La vague de ta grâce a coulé dans mon âme :
Ô mon Dieu, j’ai mon cœur lavé de tout péché.
Ô mon Dieu, je te prie avec mon cœur en flamme,
Avec mes yeux plongés sur l’or de ton autel :
Ô mon Dieu, tout mon cœur t’adore avec des flammes.
Ô mon Dieu, je sens mieux que mon corps est mortel
Dans ma foi prosternée devant ta chair humaine :
Ô mon Dieu, prends l’effort, le sang d’un corps mortel.
Ô mon Dieu, tu prendras le bien de ma misère,
Mon vouloir faible et mon amour si peu ardent ;
J’ai beau chercher, c’est tout ce que je vois dedans.
Mais tu peux, ô mon Dieu, me retrouver meilleur
En épurant mon être au feu de ta lumière,
Et pourvu que je t’aime, ô mon Dieu, dans mon cœur,
Je sais bien qu’il n’est rien que tu ne puisses faire.
Roger BRIEN, Faust aux enfers, 1935.