Les gueux de la haine
DES GENS sont là dans la vallée, tout triturés.
On a sucé le sang de leurs veines ; leurs corps
Furent durant des jours et des nuits torturés.
Ils ont traîné dans la boue lourde des puissants ;
Ils ont saigné, ils ont pleuré, ils ont souffert.
Ils n’ont eu pour nourrir leurs chairs tombant d’effort
Que les déchets restant des chiens, rongés de vers.
Ils n’ont eu pour dormir que les chemins passants,
Et leurs os tout rompus de fatigue et de coups
Ont aplani le sol aride des collines.
Enfin, on a ri d’eux avec morgue et dégoût ;
On leur a dit rageusement de s’en aller,
De ne pas infecter les villes, les campagnes,
De s’exiler et de survivre n’importe où,
Et d’emporter avec leur barbe, leur vermine.
Ils sont partis, le cœur broyé, chantant leur bagne
Avec la charité touchante d’emballés.
Ils sont partis, traînant leur mal sous leurs genoux
Qui couvraient la moitié de leur route mystique.
Ils sont las aujourd’hui de rêves extatiques,
De voyages amers qui ne mènent à rien.
Ils sont fourbus d’avoir en vain rêvé le bien.
Leur attente de paix se change en désespoir,
Et leurs membres sanglants appellent la vengeance.
Ils ont voulu l’amour : on leur offrit la guerre.
Ils sont partis un soir, aigris, désespérés,
Unissant leurs haillons en un même vouloir.
Ils ont voulu crever le bonheur de leurs frères,
Les maudits qui s’étaient moqués de leurs souffrances.
Ils ont marché durant des ans ; ils ont erré.
Et le monde, un matin, en regardant l’aurore,
A vu ce bataillon gigantesque monter
Avec les feux du soleil. Ils montent encore,
Le fer aux mains, le goût du sang pour se griser.
Leur fantôme se dresse infernal sur le monde.
Leur spectre bouge et les clameurs de leur poitrine
Étreignent dans la nuit qui vient déjà profonde
Les suprêmes lueurs des anciennes doctrines.
Oh ! leur force est immense et l’univers a peur.
La faim leur a soufflé des principes trompeurs.
Ils avancent : leur manifeste flambe aux pôles,
Et le monde chancelle aux coups de leurs épaules.
Histoire de Russie écrite en mots de sang,
Horrible témoignage à l’envie, ton auteur,
Le monde transformé par ta force aveuglante
Mit vainement en toi l’espoir de son salut.
D’autres religions nées d’hommes impuissants
Ont voulu s’accouder à ta basse hauteur.
Nées de la chair, nées de l’orgueil, de la tourmente
De cerveaux égarés, de principes confus,
Elles n’auront duré que l’heure de la faute,
N’ayant pas eu de Dieu le don des Pentecôtes,
N’ayant pas Dieu pour témoin, n’ayant pas la vie
Éternelle que donne à ceux qui croient du cœur
Le corps du Christ qui met en nous l’éternité.
Évangile du Maître, école de bonheur,
Sur ceux que l’appétit de l’or a oppressés,
Sur les petits qui souffrent dur sans n’opposer
Aux longs éreintements des potentats maudits
Que leur vertu muette et leurs plaintes intimes ;
Sur tous ceux que l’envie des grands a terrassés,
Verse jalousement ta doctrine sublime,
Pour qu’ils soient saints un jour et que leur cœur, lassé
De tant d’attentes, s’ouvre enfin au Paradis.
Prends-les, captive-les et gagne-les au Christ,
De peur qu’ils ne se jettent, fous de désespoir,
Dans le gouffre de ceux qui ne veulent point voir.
Ne sens-tu pas leur faim ? N’entend-tu pas leurs cris ?
Ô lumineux enseignement du Christ, éclaire
Ces millions de vies animales qui errent !...
Roger BRIEN, Faust aux enfers, 1935.