Marie de Magdala
PREMIÈRE RENCONTRE AVEC JÉSUS
DES JUIFS
Qu’on la pousse du pied, qu’on la jette dehors,
Comme un chien qu’elle fut dans sa vie scandaleuse.
Elle a vautré ses chairs infectes dans la boue.
Elle a couvé du mal dans ses flancs, raccoleuse
Qui traîne sous ses pas de sensuels remords.
Regardez donc ses joues,
Ses joues creuses, ses joues sales ;
Ces yeux, grouillant d’ordure et de vices ;
Et ce corps, aux effluves vicieux, tout frangé
De péché, de séduction ;
Et ces mains, aux infernales onctions,
Et ces pieds qui ont couvert
La surface de l’enfer.
Et vous la souffririez, ainsi, en cette salle,
Où le Maître vient manger ?
Pour une hypocrisie mystique, pour un caprice,
Cette femme a du vice
Plein son corps.
Poussez-la donc dehors,
Avec vos mains, avec vos pieds,
Cette femme en qui chante le péché.
MADELEINE
Laissez-moi, Pharisiens hypocrites ! Cet homme,
Vous ne l’aimez pas comme
Je l’aime.
Et vous ne pourrez pas m’empêcher
De lui baiser les pieds.
Laissez-moi, lâchez-moi, vous dis-je, tas d’infâmes,
Visages blêmes,
Dont le passé bourbeux se venge sur une femme.
Lâchez-moi ; je défie qui que ce soit de vous,
D’aimer le Maître avec ferveur,
Dans le fond de son cœur,
De l’aimer par-dessus tout...
QUELQUES JUIFS
Dehors, holà ! dehors. Sors d’ici, va, Marie,
Dont le nom embourbé de fautes est connu
Par au-delà la Samarie.
Va jouer au désert tes scènes de regrets.
Dehors ! holà dehors !
Sors ! Sors ! Sors !
MADELEINE
Je resterai ici à mon gré,
Pour pleurer.
Ô Maître, où es-tu donc ? J’ai peur en cette foule.
On me bouscule, on marche sur mon corps,
Sans réussir à étouffer mon grand remords.
Tu sais bien que je t’aime. Où es-tu donc, ô Maître ?
DES JUIFS
Sors d’ici, femme. Tu sens le vice ; sors.
MADELEINE
Où donc es-tu, ô Maître ?
Mes pieds fléchissent sous le poids de mon remords.
DES JUIFS
Hypocrite, femme abjecte !
MADELEINE
Eh bien ! mon Dieu, l’insecte
Entre dans la maison par où il peut,
Lâchez donc mes cheveux.
Laissez-moi, vous dis-je.
SIMON
Qu’on la sorte de ma maison.
MADELEINE
Non, mille fois, non !
Je resterai ; je veux avant qu’Il me pardonne.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ô Maître, enfin, me voici à tes pieds.
Rabbi ! je t’aime ; je t’aime...
JÉSUS
Madeleine.
SIMON
Quel effroyable scandale !
Le vice a pénétré en cette salle.
Partout, dans la Judée, on en parlera.
DES JUIFS, murmurant
Cet homme n’est point Dieu,
Puisqu’il s’est abaissé vers cette femme.
C’est affreux ! C’est affreux !
QUELQUES AUTRES
C’est infâme !
UN JUIF
Et cet homme se dit le Fils de Dieu...
UN AUTRE, à la porte
Allez donc la chercher, et jetez-la dehors.
UN MAÎTRE DE LA SYNAGOGUE
Comment faire ? Le Maître est là qui lui parle.
UN JUIF
Qu’importe !
Qu’on la mette à la porte.
JÉSUS (s’adressant à Simon qui cherche
à renvoyer Madeleine).
Simon ! Simon !
SIMON
Cette femme...
JÉSUS
Cette femme,
Elle m’aime du fond de son âme.
SIMON
Elle est connue pourtant....
JÉSUS
Son repentir couvre ses fautes.
Je suis entré chez toi, et personne, à part elle,
Ne m’a lavé les pieds avec les pleurs de ses prunelles.
Personne n’a répandu sur eux des parfums
D’un vase d’albâtre brisé,
Et n’a pris ses cheveux pour me les essuyer.
Qui aurait enduré comme elle
D’avoir le front couvert de la risée
D’une foule qui ne comprend pas ?
Et pour venir à moi, Simon, dis-moi,
Qui se serait jeté si bas ?
Personne ici ne m’aime comme cette femme.
SIMON
Elle est infâme...
JÉSUS
Elle a beaucoup péché, il est vrai, mais ses pleurs
Ont essuyé la boue
Sur ses joues.
Et toi, femme, lève-toi.
Va, Dieu t’a pardonné... Ne pèche plus.
Va vers ton salut.
Et vous, sachez bien tous,
Que partout
Où cet évangile sera prêché,
On dira la louange de cette femme.
MARIE DE MAGDALA
Ô Christ, comment fis-tu pour regarder
Cette fille de mal que j’étais toute ?
Ce corps noir de péché, ce cœur fardé
D’amour impur ? Ô Christ, comment fis-tu
Pour me regarder ?
Tu n’as pas eu dédain de mes cheveux,
De mes lèvres sèches comme des croûtes
D’avoir trop prodigué leurs pernicieux baisers.
C’eût été si aisé
Pour toi, ô Christ, toute vertu,
Pour toi, mon Dieu,
De ne pas abaisser ton regard dans l’ordure,
De ne pas infecter tes mains à relever
Mon âme croupissante en des flaques de boue ;
De ne pas accoler tes joues
Aux joues de femmes comme moi, de femmes viles...
Et quand j’eus renversé sur tes pieds mes parfums
Payés avec le don de ma chair trop servile,
Quand, pour t’avoir, je me suis mis à dos la ville,
Ô Christ, tu ne m’as pas repoussée du pied,
Tu n’as pas ri comme les autres Juifs
De mon humilité.
Répudiant mes fols amours défunts,
Tu ne m’as pas jugée mauvaise ;
Tu ne m’as pas jeté au front tous mes péchés ;
Tu ne m’as pas, ô Christ, empêchée
De t’essuyer les pieds avec ma chevelure,
Et de pleurer, de pleurer à mon aise.
Tu as baissé ton front pensif
Où le monde et le temps
Étaient présents,
Et tu m’as regardée, ô Christ, comme jamais
On ne m’avait regardée.
Tu as dardé
Dans mon âme tes yeux, ô Christ, et je t’aimais,
Je t’aimais tant ; tu le savais.
LE CHRIST
Marie, cesse de pleurer, je te l’ai dit ;
Tes joues ne sont que des ruisseaux
Jaillissant au creux d’une chair livide ;
Tes yeux sont presque vides
D’avoir trop répandu ton âme en pleurs.
Marie, cesse de pleurer ; je te le dis.
Avec ta belle chevelure en faisceau
Dont tu t’es servie pour m’essuyer les pieds,
Sèche tes pleurs.
Je t’ai conviée
Au banquet de mon cœur.
Tu as pleuré tous tes péchés ;
Tu as pleuré tous ceux du monde ;
Tu es comme une mer séchée.
Le mal immonde
De tous les temps
S’est lavé en tes cataractes brûlantes.
Marie, cesse de pleurer, je te le dis,
Moi, ton Jésus, moi, ton Maître.
Aime-moi autrement avec la joie
De ton âme qu’hier j’ai fait renaître
À la sainteté conquérante.
Tu as assez longtemps
Déchiré tes mains et tes pieds sur la route de sang.
Je t’ai tout pardonné,
Marie, je te le dis, cesse de pleurer.
Roger BRIEN.
Paru dans Les Idées en 1935.