Poétique nouvelle

 

 

                        CHANT PREMIER

 

                                  LA NATURE

 

Exposition. – Divine mission de la Poésie.

– Ses trois sources. – La première est dans la Nature,

symbole de Dieu. – L’Initiation du poète : un Viatique.

– Hymne à la Nature. – Les Faneurs, tableau rustique ou idylle.

– Chant d’un pâtre.

 

 

Aux maîtres renommés par la plume et la lyre,

Ceux qu’on aime à chanter et ceux qu’on aime à lire,

Votre hommage, ô mes vers ! Puis, libres, commençons :

Aux poètes futurs s’adressent nos leçons.

 

Lorsque le sage Horace ou Boileau, jeunes aigles,

Aura su vous soumettre au frein d’or de ses règles,

Vous montrant ce que l’art n’avait point révélé,

Et vous guidant moi-même en votre essor ailé,

Je veux vous emporter, troupe ardente et choisie,

Sur les riches terrains où naît la poésie.

Gloire à nos devanciers, à leur savoir profond !

Ils ont donné la forme, et j’indique le fond.

 

Au prêtre d’enseigner les choses immortelles ;

Poète, ton devoir est de les rendre belles.

L’homme à peine était né, qu’il était tout en pleurs :

Dieu lui donna le chant pour calmer ses douleurs,

Et pour lui rappeler doucement, par son charme,

Le radieux séjours que n’a point vu de larme.

Du ciel viennent les vers, qu’ils remontent au ciel !

Tel l’éclair ; et malheur au cœur matériel

Qui, tout à ses calculs, appelle une chimère

La douceur de Virgile et la grandeur d’Homère !

Mais, aux plus mauvais jours, l’Esprit garde à l’écart

Des serviteurs à Dieu, des fidèles à l’art :

La prière fervente où le chant les convie,

Et les plaisirs de l’âme ennoblissent leur vie.

 

Vous pour qui l’Idéal alluma son flambeau,

Venez donc, suivez-moi sur la route du Beau.

Dans son triple sentier que j’ai tenté d’avance,

Trois mots étaient écrits : « Je sens, j’aime, je pense. »

Que peut l’homme de plus ? – Comment s’est éclairci

Le voile qui couvrait ces trois mots, le voici.

Par une histoire vraie il faut ouvrir ce livre :

Le poète est formé de tout ce qui fait vivre.

 

Bonheur de revenir, et j’y cède toujours,

Vers sa pieuse enfance et ses jeunes amours !

Le jeudi saint, un pâtre, entrant au presbytère,

Le front tout en sueur et d’un air de mystère,

Dit : « Ma mère est malade ! » Aussitôt le recteur,

Avec l’huile prenant le pain consolateur,

Me choisit pour son clerc... Ô belle matinée !

Ô printemps de ma vie ! ô printemps de l’année !

La verdure et les fleurs, les nids et les chansons !

Des troupeaux en amour courant sur les gazons !

Les branches sur nos pas secouaient leurs rosées,

Et des vapeurs flottaient aux collines boisées,

Et les mouches à miel, les papillons joyeux

Passaient et se croisaient légers devant mes yeux.

N’était-ce point assez de fraîcheur matinale

Pour faire épanouir une âme virginale ? –

Nous arrivons. La femme était là sur son lit ;

Le prêtre s’agenouille à son chevet ; il lit

Les mots du rituel ; penché vers la malade,

Il l’exhorte, et sa voix ranime et persuade ;

Il étend l’huile sainte et présente le pain.

« Heureuse ! disait-il ; bientôt sur le chemin,

Femme heureuse ! Oh ! mourir si près du grand dimanche !

Du tombeau dans trois jours elle aussi sera franche. »

Avide d’avenir, il rêvait un tel sort ;

Ses jours, il les aurait donnés pour cette mort...

Dans un autre avenir, moi, je plongeais mon âme :

C’était la terre en fleur, c’était le ciel en flamme

Qui vers eux attiraient ma pensée et mes sens ;

J’ouvrais à la beauté mes bras adolescents.

Or une douce fille, enfant comme moi-même,

Légère, les pieds nus, vint à passer : « Je t’aime ! »

Lui dis-je dans mon cœur. Je vis briller ses yeux,

Et je suivis ma route encor plus radieux.

La nature, l’amour, la parole d’un prêtre

Avaient en un seul jour fécondé tout mon être.

 

Ami de l’idéal, mets ta main dans ma main,

Et je te conduirai par le même chemin.

Dans son berceau rustique heureux est le poète

Que la Nature aima d’une amitié secrète,

Qu’elle a, mère jalouse, élevé dans ses bras :

Celui qui n’a point bu son lait ne vivra pas.

Gravissons la montagne. À l’ombre des vieux chênes,

Des Celtes, nos aïeux, les traces sont prochaines.

Plus d’un barde a chanté, là, devant ce men-hir :

Évoquons en passant la voix du souvenir.

De l’heureuse Nature harmonieux royaume !

Oh ! comme tout fleurit, tout brille, tout embaume !

De verdure entouré, de verdure couvert,

On avance sans bruit sur un beau tapis vert ;

L’extase par moments vous arrête, et l’on cueille

Autour d’un tronc énorme un léger chèvrefeuille ;

On s’étend sur la mousse au pied d’un frais bouleau,

Et tout près, sous des fleurs, on entend couler l’eau.

Alors, à deux genoux, et les mains sur la terre,

Le voyageur, pareil au faon, se désaltère ;

Et merles à l’entour, grives, chardonnerets

Emplissent de leurs voix le dôme des forêts,

Voletant, sautillant, du bec lissant leurs ailes,

Et de leurs yeux si clairs jetant des étincelles.

Ainsi dans ces concerts, ces parfums, ces couleurs,

Celui qui les a faits, oiseaux, arbres et fleurs,

Se révèle. Partout Dieu présent, Dieu sensible !

Dans la création l’invisible est visible :

Le symbole s’entrouvre, et sous le voile d’or,

L’Être pur apparaît, plus radieux encor.

Le poète inspiré, tout en foulant les herbes,

Monte, l’esprit plongé dans ces mythes superbes :

Hier tout était sombre, et tout brille aujourd’hui ;

Dieu vit dans l’univers, tous deux vivent en lui ;

En suivant ce penser divin qui l’accompagne,

Haletant, il atteint le haut de la montagne :

Spectacle encor plus grand qui revient l’exalter !

Son cœur enfin déborde et se prend à chanter.

 

– « Fille de Dieu, Nature, ici je te salue,

Et dans ta profondeur, et dans ton étendue !

La terre est sous mes pieds, sur mon front est le ciel,

Et devant moi la mer, miroir universel.

 

Dans tes variétés, salut, grande Nature !

Je te retrouve en moi débile créature :

Car l’homme, où vont s’unir les éléments divers,

L’homme est un résumé de l’immense univers.

 

Aimant des minéraux ou sève de la plante,

Flammes de l’animal, triple force opulente,

Tout se condense en l’homme, il est tout à la fois :

De là vient son orgueil ; – qu’il y cherche ses lois !

 

Globes obéissants, chacun à votre place,

Harmonieusement vous roulez dans l’espace,

Chevelus, annelés, opaques, lumineux,

Selon que l’a voulu celui qui dit : « Je veux. »

 

L’homme seul, infidèle à la main qui l’envoie,

Vers cent buts opposés s’égare dans sa voie ;

Du Maître qui l’attend, il perd le souvenir :

Mais libre il peut errer, libre il peut revenir.

 

Nature, sois en tout son guide, son modèle :

Qu’il revienne à son toit comme fait l’hirondelle,

Que l’abeille savante et les sages fourmis

Longtemps aux mêmes lois le retrouvent soumis !

 

Flots des mers, montrez-lui le calme après l’orage ;

Dans son cœur, ô lions, versez votre courage ;

Grands bœufs, patiemment attelés tout le jour,

Donnez-lui la douceur, et vous, ramiers, l’amour.

 

Êtres inférieurs, soyez pourtant ses guides :

Comme vers le soleil les aigles vont rapides,

Qu’il s’élève léger vers le soleil divin ;

Connaissant son départ, qu’il arrive à sa fin ! »

 

Mais le jour fuit : adieu, promontoires sauvages !

Adieu, pêcheurs errants et sonores rivages !

Sur les flots, sur les monts, dans les airs, en tout lieu,

Notre hymne a salué la présence de Dieu :

De ces graves pensers l’âme nourrie et pleine,

En silence il est temps de regagner la plaine.

Si la pente est rapide, un terrain déboisé

À celui qui descend fait le chemin aisé...

Quels limpides ruisseaux traversent ces prairies !

Les faucheurs sont à l’œuvre ; au loin les métairies

Exhalent leur fumée humble et lente ; les voix

Des dogues inquiets, les chants des villageois

Arrivent jusqu’à nous œil en feu, tête basse ;

Mais le gibier oublie en son trou sûr et noir

Le chasseur regagnant à vide son manoir :

« Ô braves gens, le foin a rempli vos charrettes !

Comment poussent les blés ? – Nos voitures sont prêtes

Pour le temps où viendront les seigles et les blés ;

Nos granges, nos hangars ne sont jamais comblés :

À Dieu de les remplir ou de les laisser vides !

Nos cœurs sont désireux, mais ne sont point avides. »

 

Ah ! voici quels propos sortis de nos cantons

Pour vous m’ont inspiré tant de vers, ô Bretons,

Et comme de mon cœur à mes lèvres encore

Vient une idylle fraîche envieuse d’éclore

Pour ces bruns laboureurs, Celtes aux longs cheveux,

Noblement appuyés sur le cou de leurs bœufs

Mais le bétail revient, et des landes verdâtres,

Joyeuse, arrive aussi la voix claire des pâtres ;

Ils passent, ramenant leurs vaches, leurs moutons ;

Comme chef de la bande, un d’eux chante ; écoutons :

 

« Non, je n’ai point trouvé le voile d’une fée !

La bague de Merlin, je ne l’ai point trouvée !

 

Dans l’air, au fond des lacs perfides et dormants,

J’aurais pour mes amours cherché ces talismans.

 

Un nid que désirait une enfant de mon âge

Ce soir m’a fait quitter troupeaux et pâturage ;

 

J’apporte mon trésor : un beau nid de pinson,

Qui pourrait défier tisserand et maçon ;

 

Le dehors semble un mur tout revêtu de mousse,

Au dedans tout est plume et laine fine et douce.

 

Que ces œufs sont légers ! J’en veux faire un collier,

Avec vos cheveux d’or, Anna, pour le lier.

 

Si je puis le passer sous votre coiffe blanche,

Pour une jeune sainte on vous prendra dimanche. »

 

Et les graves parents, à ces jeux enfantins,

De sourire, songeant à leurs riants matins...

Mais voici l’Angelus ! Et les fils et les pères

Se signent et trois fois récitent leurs prières :

Puis les lourds chariots où s’entasse le foin

Au fond des chemins creux se perdent ; tout au loin

S’exhalent par instants les soupirs de la grève,

Et le croissant léger sur la forêt s’élève.

 

Oui, c’est dans les hameaux, c’est à l’ombre des bois,

Au pays enchanté des parfums et des voix,

Que dans chaque saison, de froidure ou de flamme,

L’homme sent bien la vie et voit grandir son âme :

Et s’il est né chanteur, dans le chœur des oiseaux,

Poète, il redira les rustiques travaux,

Les usages venus des races primitives,

Et la jeunesse heureuse et ses amours naïves.

Il est beau, quand tout meurt, flétri par l’intérêt,

Seul, comme un prêtre antique errant sous la forêt,

De recueillir en paix son exhalaison pure

Pour raviver le monde à ton souffle, ô Nature !

 

 

 

                    CHANT DEUXIÈME

 

                                    LA CITÉ

 

La seconde source de la Poésie est en nous-mêmes. – Paris.

– Dans la cité surtout se développent les diverses affections de l’Âme.

– Genres divers qui les expriment. – La satire. – Une élégie.

– Évocation d’un drame. – De la comédie d’après Molière.

 

Ajoutons une corde au divin instrument !

Ô fils de la Nature, esprit doux, cœur aimant,

Nous sommes dans Paris, Paris la grande ville,

Immense tourbillon où la foule servile

Est mêlée à la foule ivre de liberté,

Où l’irréligion touche la piété.

Ici tout se confond : le sacré, le profane ;

La sœur de charité, l’impure courtisane ;

La pauvreté honteuse et le luxe insolent.

La médiocrité marche sur le talent ;

Le génie épuisé, pâle, à bout de ressource,

Meurt, tandis qu’un pervers sort enflé de la Bourse...

Dût ton cœur se briser, poète, cependant

Il faudra te plonger au fond du gouffre ardent,

Comme Dante, il faudra dans cet enfer descendre :

Va vivre dans le feu, nouvelle salamandre !

Satire, jette ici tes austères leçons !

Ah ! si les murs s’ouvraient de toutes ces maisons,

Par les brumeuses nuits, par les sombres novembres,

Des cris de désespoir viendraient de bien des chambres !

Juste indignation, éclate ! Nuit et jour,

Heurte au seuil des palais, hante le carrefour ;

Tes tablettes en main, comme un censeur antique,

Va partout relever la morale publique,

Et punir les forfaits, et venger les malheurs.

Que l’Élégie aussi laisse couler ses pleurs !

Lorsque sa brave sœur, l’œil en feu, se courrouce,

Elle arrive à pas lents, mélancolique et douce,

Plaignant les maux soufferts, consolant l’amitié,

Et versant dans les cœurs endurcis la pitié.

Mais sous les noirs cyprès, toujours, sainte Élégie,

Ta paupière n’est pas de pleurs amers rougie.

Un enfant inconnu, perdu dans la cité,

Ainsi nous raconta ses belles nuits d’été.

Poète, il avait fait de sa vie un poème.

Marne, en suivant tes eaux, il rêvait sur lui-même.

Vous l’avez vu souvent, fermes de Bagnolet,

Dans vos crèches, heureux de s’abreuver de lait,

Pleurer sur un roman au bord d’une fontaine.

Puis à regret marcher vers la ville lointaine ;

Pourtant l’humble rimeur, dans Paris endormi,

Savait (lisons ses vers) retrouver un ami :

« lI chante tous les soirs, prisonnier dans sa cage,

Comme libre il aurait charmé le vert bocage ;

Prêt au moindre danger à reprendre son vol,

Il chante à plein gosier, le fervent rossignol !

Dès que le bruit roulant des dernières voitures

S’éloigne, que, fermant partout leurs devantures,

Les marchands fatigués vont chercher le repos,

Lorsque des grands hôtels les lourds battants sont clos,

Lui d’emplir les maisons, les places, les arcades,

De ses traits cadencés, de ses longues roulades !

Et moi qui m’en reviens, solitaire chanteur,

Murmurant les accords échappés de mon cœur,

Je m’arrête pensif devant cette fenêtre,

Et, les yeux vers le ciel, j’écoute le doux être ;

Au milieu de Paris je retrouve les bois,

Et comme d’un grand maître on applaudit la voix,

Souvent je dis : « Bravo ! bravo ! mon noble frère ! »

Alors c’est un silence ; et plus forte et plus fière,

La gorge s’enfle, éclate, et mille effusions

Font jaillir le torrent des modulations...

Ainsi, quand la cité sommeille taciturne,

S’éveille entre nous deux le rendez-vous nocturne ;

Le poète revient près de l’oiseau captif ;

Il rêve et s’attendrit à son accent plaintif,

L’honore, le console, et bien des fois lui-même

Il rentre consolé par ce chanteur qu’il aime.

Oh ! si vous découvrez quelque barde ignoré,

Et qui seul, à l’écart, chante en désespéré,

Penseur, arrêtez-vous, et dites sur la route

Il est dans le silence une âme qui t’écoute. »

 

Comme les grands déserts ont plus d’une oasis,

Paris a donc lui-même un abri pour ses fils,

Où leurs larmes parfois s’épanchent moins amères,

Où ceux qui sont en proie aux fiévreuses chimères

De la gloire naissante et des jeunes amours

Trouvent, non sans douceur, l’oubli des mauvais jours ;

Et, grâce à l’art des vers, là leurs mélancolies

Par des cœurs éprouvés se sentent accueillies.

 

Mais entends-tu gémir les tragiques douleurs ?

L’homme, hélas ! n’est jamais sans un sujet de pleurs.

Nous voici parvenus sur la place publique...

Dans un marais de sang ici la France antique

Disparut ! Un roi saint, son épouse, sa sœur,

Un poète au cœur d’or, généreux défenseur,

Et de saints magistrats, et des prêtres sublimes,

Des femmes, des vieillards, et cent mille victimes !

Une pierre a couvert le hideux échafaud,

Mais le sang fume encore, il bout, il parle haut.

Ô sombre tragédie ! ô drame lamentable !

Que nous font désormais les héros de la Fable,

César même et Brutus, le stoïque assassin ?

Là mourait un tyran, ici mourut un saint.

Toute une nation, justement affranchie,

Soudain ivre de sang et folle d’anarchie,

À son brillant passé sans regret dit adieu,

Répudiant ses mœurs, ses grands hommes, son Dieu.

Ceux qui la conduisaient dans sa nouvelle voie

De ses déchaînements les premiers sont la proie ;

Puis sous le couperet elle traîne en janvier

Celui que tout martyr aurait droit d’envier ;

Aux mains de trois bourreaux, sur cette horrible place,

On dépouille le Christ devant la populace,

Le doux Capétien, le fils de saint Louis,

Au front loyal et pur, orné de fleurs de lys,

L’esprit haut, le cœur tendre appelé Louis-Seize,

Client par qui vivront Malesherbe et Desèze !

Mais l’hostie a changé l’échafaud en autel,

Et l’âme en pardonnant s’éleva vers le ciel.

 

À présent, levez-vous pour les races futures,

Fleurs d’une ère nouvelle, institutions pures,

Libre fraternité, droit pour chacun égal :

Bien, durement acquis, répare enfin le mal !

De tes palmes surtout décorant notre histoire,

Emporte nos guerriers dans tes bras, ô Victoire !

Sur la place sanglante et sur le boulevard,

Chants de mort, taisez-vous ! Sonne, Chant du Départ !

Hoche, Marceau, Desaix, toi, jeune Bonaparte.

Soldats pauvres et nus, hommes dignes de Sparte,

Partez ! Quels noms obscurs au soleil vont surgir !

Arcole, Marengo, le lointain Aboukir !

Ces Gaulois, les voilà de nouveau par le monde,

Et le monde soumis par leur sang se féconde.

Austerlitz, Iéna, sur vos sillons glacés,

Héroïque semence, ont germé nos pensers !

Ô sinistre Moscou !... Cependant, fils des Gaules,

Nous sommes les premiers entrés sous tes coupoles !

Oui, le Kremlin a vu, telle Rome autrefois,

Dans ses remparts sacrés arriver les Gaulois ;

Il a vu, triomphant, dans sa ville enflammée,

Le colosse du monde avec la Grande Armée !

 

Toi, poète, voici quel hymne triomphal

Tu peux mêler aux cris de ce drame fatal.

À nos fastes vivants si ton âme s’inspire,

Écris d’après toi seul comme faisait Shakespeare.

Aux rhéteurs de jeter dans un moule pareil

Des choses que deux fois ne vit point le soleil :

Parfois humble est la forme, elle est parfois hardie ;

La forme sort du fond de toute tragédie ;

Mais quel que soit le fond, ou profane ou sacré,

Que chaque spectateur de terreur pénétré,

Ou d’une pitié douce ému pour la victime,

Sorte ami du malheur et détestant le crime !

 

À présent, par les bois de ces jardins fleuris,

Achevons en causant nos courses dans Paris.

Mais, poète attristé, que ton front se relève !

S’il n’a point de pavé que n’ait rougi le glaive,

Paris est cependant, merveilleuse cité,

La ville du plaisir et de la liberté.

Tous, vers ses boulevards, ses bals et ses théâtres,

Du nord et du midi, s’en viennent idolâtres,

Sur l’asphalte oubliant leurs bosquets d’orangers,

Leurs somptueux palais pour ces salons légers

Oit dans un cercle frais de femmes au teint rose

On plaisante sans fiel, avec grâce l’on cause.

Mais, ville du bon goût et des charmants hivers,

Que vous devez aussi rassembler de travers !

Oui, c’est bien dans vos murs, au centre de l’Europe,

Que devait naître un jour l’auteur du Misanthrope.

 

Chut ! voici soit image. Ami, découvrons-nous !

Sous ce front incliné quel œil profond et doux !

Comme on sent de ce cœur tout miné par la fièvre

Monter un rire humain sur cette épaisse lèvre !

 

Devant ce haut penseur découvrons-nous, ami !

Un de ses plus fervents (qui peut l’être à demi ?)

Assurait que, la nuit, revenant d’une fête,

Où le punch alluma sans doute un peu la tête,

Il vit parler ce bronze ; abaissant le sourcil,

Molière le comique, hélas ! parlait ainsi :

 

« À mes pieds, jour et nuit, belle Muse accoudée,

Muse, consolez-moi, tant j’ai l’âme obsédée

Rien qu’à voir, comparant les jours présents aux miens,

Sous les habits nouveaux tous les vices anciens.

L’homme, le même au fond, seulement se transforme.

Cependant de quel rire inépuisable, énorme,

Tous deux nous poursuivions les travers de nos temps,

Grands seigneurs et bourgeois, et fourbes et pédants !

Car l’austère raison a pour sœur la satire,

Le méchant mis à nu s’enfuit devant le rire ;

Je le croyais du moins... je le croirais toujours...

Naïf espoir de l’art où s’épuisent nos jours !

Oui, j’ai là sous la main pour trente comédies

De mille traits mordants mes tablettes fournies,

Vicomtes et marquis, jadis tout parfumés,

Ducs, en cochers anglais aujourd’hui transformés,

Tudieu ! je vous suivrais jusqu’en vos écuries !

Les nôtres, vains, légers, tout pleins de vanteries,

Sous leurs panaches blancs et sous leurs rubans verts,

Faisaient gloire du moins de se connaître en vers ;

Et parmi cent beautés aux manières exquises,

Nous avions Sévigné, la perle des marquises,

Ninon, esprit hardi, La Fayette, esprit droit,

Et même Maintenon, qui régna près du roi.

Vraiment monsieur Jourdain, si fort que j’en plaisante,

Savait à cœur ouvert rire avec sa servante,

Ses propos avisés ne le blessaient en rien ;

Le bonhomme Chrysale aussi s’en trouvait bien ;

Mais leurs bourgeois gourmés, leurs banquiers, hommes graves,

N’ont plus que des muets et quasi des esclaves :

« Silence, ou je vous chasse ! » Et tous d’égalité

Ensuite ils parleront et de fraternité :

Oui, pour mieux abaisser les têtes les plus hautes,

Pour agiter l’État, qui trois fois par leurs fautes

Ou par leurs trahisons croule et les laisse enfin

Tout pâles devant ceux qu’ils menaient par la faim !

Le peuple aurait aussi mes censures loyales.

Enfant du vieux Paris et des piliers des Halles,

J’ai vu le fond secret de maint noir atelier,

Et plus d’un cœur mauvais sous plus d’un tablier.

Je fais sa large part aux gênes de la vie,

Sans jamais excuser la bassesse et l’envie.

Mais il est en tout temps des écrivains menteurs.

Comme jadis les rois, le peuple a ses flatteurs.

Ceux qui plaignent le pauvre au riche font la guerre,

Car, les devoirs du pauvre, ils n’en parlent plus guère :

Je voudrais l’éclairer par un double savoir,

En face de son droit lui montrer son devoir.

Aujourd’hui tout est piège et mensonges infâmes ;

Pour réussir, on flatte et le peuple et les femmes.

Êtres purs et charmants avec qui je me plus,

Isabelle, Henriette, Agnès, vous n’êtes plus !

On a sous d’autres noms Philaminte et Bélise,

Puis des femmes jockeys ou quêteuses d’église ;

Marinette au marché ne va plus qu’en chapeau,

Et s’enquiert de la rente et rêve d’un château.

Oui, voilà plus d’un trait, belle Muse, ô ma mie,

Que j’aimerais lancer en mainte comédie,

Et dans un style ouvert, à l’aise, copieux,

Tel que me l’a soufflé votre masque joyeux. »

 

De la sorte il parlait, lui le sage, l’artiste,

Le grand contemplateur au rire bon et triste.

(Et ces épanchements d’un passant recueillis,

Par moi, nouvel écho, sont encore affaiblis.)

Oh ! quel heureux porte, héritier de Molière,

Si celui qu’enseignait cette voix familière

Avait su retenir le secret attrayant

De l’art grave et joyeux qui corrige en riant,

Chaque mot sur les mœurs, l’esprit, le caractère.

Fonds qui se modifie et jamais ne s’altère,

Et, vieilli, reparaît avec variété

Dans ce monde mouvant qu’on appelle Cité !

 

 

 

                      CHANT TROISIÈME

 

                                    LE TEMPLE

 

Dieu, souveraine source de la Poésie. – Les Villes saintes.

– Peinture de Rome, terre épique. – Le Vatican : apparition des trois muses,

la Poésie, la Philosophie, la Théologie. – Prière au temple de Saint-Pierre.

– Consécration du poète.

 

Un même but attire et l’artiste et le sage ;

Le but est radieux, mais long est le voyage

Par la Nature fraîche, au feu des passions,

Ils viennent au séjour des contemplations,

Vers le pur Idéal ; et leur force est complète :

Ce qui forme le sage a formé le poète.

Sans jamais vous lasser, jusqu’au bord du tombeau,

Vous qui marchez au Bien par le chemin du Beau,

Parcourez l’univers, montez jusqu’aux étoiles ;

Sans pâlir, s’il se peut, soulevant tous les voiles,

Dans l’abîme cherchez l’atome et le géant,

Sûrs de ne rencontrer nulle part le néant ;

Puis, les pieds blancs encor de la neige des pôles,

Poètes, visitez ces grandes métropoles

Où l’Esprit parle haut plus qu’en tout autre lieu,

Où comme dans Éden erre l’ombre de Dieu,

Où le céleste Amour aime à visiter l’homme :

Telle autrefois Sion et telle aujourd’hui Rome.

 

Ville ! dans quel effroi mêlé de piété

Moi, faible, j’arrivai devant ta majesté !

Je murmurais : « Artiste, et prêtresse et guerrière,

De quel nom t’appeler, toi partout la première ? »

Et comme un néophyte en marchant vers l’autel,

Je murmurais encor chaque nom immortel.

Mais bientôt me voilà perdu dans ses ruines,

Poète-voyageur, et sur les sept collines

Admirant les forums, les temples, les tombeaux,

Et les marbres savants et les savants tableaux.

Et les héros, les saints, de Romulus à Pierre,

Marchaient à mes côtés couronnés de lumière.

Sol sacré ! terre épique ! Un soir, ivre d’amour,

Ainsi je résumais l’emploi de chaque jour :

 

En habits négligés sortir de sa demeure,

Entrer dans une église ou dans un grand palais,

Savourer la nature et les arts à toute heure,

Telle est la volupté tranquille où je me plais.

 

Du royal Aventin aux jardins de Salluste

J’erre ainsi, repassant mes auteurs d’autrefois :

En allant au sénat, sur ces marbres, Auguste

Avec les bruns enfants, dit-on, jouait aux noix.

 

Prenons la voie antique où, tout pensif ; Horace

Cherchait des vers ; voici le saint dépôt des lois ;

Ici tomba César ; premiers de notre race,

Ici le glaive en main parurent les Gaulois.

 

Puis c’est la Voie Appienne, où seul arriva Pierre

Pour la tâche où son maître en mourant l’appelait :

Le dôme qui reluit au loin dans la lumière

Prouve que le pêcheur jeta bien son filet.

 

Et j’adresse un salut à l’immense coupole,

Colosse soulevé par un géant toscan,

Au divin Marc-Aurèle, amour du Capitole,

Au divin Raphaël, amour du Vatican.

 

Il faut, à mon retour, ne voir que les Romaines,

Sur le seuil des maisons les beaux groupes vivants,

L’eau s’épancher partout aux bassins des fontaines,

Et le lait abonder aux lèvres des enfants.

 

Qu’ils sucent ardemment les fécondes mamelles !

Qu’ils vous regardent fiers aux mères appuyés !

Comme ils plongent leurs mains dans les sources jumelles !

Comme, vifs et joyeux, ils agitent leurs pieds !

 

Tableau qui fait rêver le peintre et le poète...

Mais la nuit calme arrive, et je regarde encor,

À travers la campagne endormie et muette,

À l’horizon bleuâtre un beau nuage d’or.

 

Chaque jour je t’admire, ô nuage tranquille,

Sur le lac de Némi posé depuis un mois ;

Chaque soir je te vois léger, pur, immobile ;

Image de la paix, dans le ciel je te vois.

 

Oui, ciel inspirateur ! terre de l’épopée

Ah ! d’un si beau travail la belle âme occupée

Doit descendre avec moi sur les bords énéens

Où sont marqués les pas des bardes anciens.

Virgile, le saint maître, ici conduisait Dante,

Tempérant de douceur sa vision ardente ;

Des chevaliers chrétiens le poète guerrier

Tasse offrait son front pâle à l’immortel laurier,

Et le sombre Milton vint y puiser la flamme

Qui, ses regards éteints, illuminait son âme.

Vous donc, bardes futurs, esprits qui chanterez

Les fastes belliqueux et les mythes sacrés,

Ou l’immense nature et la passion libre,

Venez vous féconder aux grandes eaux du Tibre ;

Puis franchissez le pont (le pont Saint-Ange), et d’anges entourés,

Montez du Vatican les somptueux degrés.

Là, debout sur le seuil, telles que des statues,

Vous attendent trois sœurs diversement vêtues,

Mais toutes trois montrant par l’éclair de leurs yeux

Que leur penser commun va de la terre aux cieux.

Elles vous guideront dans ces chambres sublimes,

Sanctuaire de l’art interdit aux infimes,

Mais où l’extase prend tout généreux mortel

Devant ta divine œuvre, ô divin Raphaël.

 

Les voici ! La première est la Muse elle-même,

Avec sa lyre d’or. Le feuillage qu’elle aime

A décoré son front ; son pas est si léger,

Qu’elle semble vers nous, colombe, voltiger.

C’est que, pour s’élever aux sphères éternelles,

La poésie est prompte à déployer ses ailes ;

D’en haut, lorsqu’elle instruit les peuples et les rois,

La Divinité même a parlé par sa voix.

Mais, calme, elle s’arrête avec un doux sourire,

Et ses beaux yeux tournés vers celui qui l’inspire :

– Dieu jeune, demi-nu, sur le Pinde sacré

Apollon radieux chante comme enivré.

Au bruit de son archet, les verts lauriers frémissent,

Hippocrène s’épanche, et dans un chœur s’unissent

Les neuf savantes Sœurs, mélodieuse cour,

Pour dire leur amant, Phébus, le dieu du jour,

Le dieu de la pensée, ardent et bon génie

Qui lance la lumière et répand l’harmonie.

Pâle, les bras tendus, le sublime vieillard,

Lui-même Homère écoute, et tous les fils de l’art,

Grecs, Latins et Toscans (ô Corneille, ô Racine,

Aujourd’hui vous brillez dans cette cour divine !)

S’excitent à monter vers la cime d’azur

Où tout ce qu’ils rêvaient est harmonique et pur.

 

Chanteurs, ici pourtant la Muse vous confie

À son austère sœur, à la Philosophie :

Âme éprise du vrai, cœur sans illusion,

Esprit toujours plongé dans la réflexion. –

Voyez dans son école, immense architecture,

Amis de la Sagesse, amants de la Nature,

Voyez-les, jeunes, vieux, avec sérénité,

Par des efforts divers cherchant la vérité.

Armé de son compas d’où la gloire rayonne,

Sur le marbre Archimède inscrit un hexagone ;

C’est le grand Ptolémée, un globe dans la main,

Des astres le premier indiquant le chemin ;

Attentif et muet, près de lui Pythagore

Écoute dans les airs leur passage sonore ;

Cependant à l’écart, Socrate, pur esprit,

Discute ; c’est le cœur de l’homme qu’il décrit :

Sage révélateur, précurseur de l’idée,

D’un céleste démon belle âme possédée,

Et qui laisse à ses fils Aristote et Platon

Étendre, formuler sa modeste leçon.

Ô géants du savoir ! L’un, par un geste austère,

Se pose ordonnateur des choses de la terre ;

L’autre, le doigt levé, signe doux et puissant,

Dit que tout monte au ciel et que tout en descend.

 

Il est vrai ! – « Toi qu’un maître appelait Béatrice,

Viens donc aussi vers nous, divine inspiratrice ;

Toi qui parles de Dieu dans la langue du ciel,

Dans nos discours humains répands un peu de miel :

La Muse nous versa son onde avec largesse,

Nous avons écouté la voix de la Sagesse :

Éclaire nos esprits d’un de tes purs rayons,

Toi qui sais la douceur des contemplations.

Pour les bien admirer, ces dernières merveilles,

Ô sainte, nous t’ouvrons nos yeux et nos oreilles,

– Ô mortels ; le spectacle exposé devant vous,

Les anges même au ciel l’adorent à genoux ;

Sur leurs fronts inclinés ils ramènent leurs ailes,

Tant vives à leurs yeux brillent les étincelles

Qui s’élancent sans fin du mystique froment,

Tant Dieu leur est visible au fond du sacrement !

Ils le voyaient aussi, tous ces fervents apôtres,

Et ces graves docteurs, ces pères, et tant d’autres

Par qui fut d’âge en âge avec force établi

Le mystère divin dans la Cène accompli.

Ici sur un autel, table du sacrifice,

Brille la blanche hostie au-dessus du calice,

Et tous, leur livre en main ou leur tiare au front,

Se consultent encor sur le dogme profond ;

La lumière du ciel s’épanche et les inonde ;

Dans les rayons dorés chante la bouche ronde

De mille chérubins, et, volant dans les airs,

Les séraphins ardents prolongent leurs concerts ;

Et plus haut, par-dessus la riante couronne

Et la blonde vapeur qui toujours l’environne.

Dans toute sa puissance et son éternité

Sans voiles apparaît l’auguste Trinité. »

 

Celle de qui la voix s’élève comme une hymne,

La Vierge parle ainsi, puis de sa main divine

Elle vous montre, à vous qui ne parlez qu’en vers,

Le beau temple romain, temple de l’univers.

Saluez les trois sœurs, savantes interprètes,

Et marchons vers Saint-Pierre, ô bardes, ô prophètes !...

Arcades, triple nef et dôme radieux,

Tombeaux des confesseurs qui remplacez les dieux,

Chaire antique, salut ! Des quatre points du monde

L’homme ici vient prier ; l’âme la plus immonde,

Y lave sa souillure, et les plus innocents

Sortent fortifiés par l’huile et par l’encens :

Autel patriarcal, sur tes marches augustes

Donne à tous ces chanteurs un sens droit, des cœurs justes,

Des esprits aisément ouverte à la beauté

Pour faire aimer le bien avec la vérité,

Et rends forts, au milieu des obstacles vulgaires,

Ces apôtres de l’art, ces doux missionnaires !

 

Et toi, l’espoir de tous, élève de mon choix,

Que j’ai conduit rêveur sous l’ombrage des bois,

Plongé dans la cité, bouillonnante fournaise,

Et que j’amène au temple où le trouble s’apaise,

Initié sans mal en tout temps, en tout lieu,

Toi qui sais la Nature, et l’Âme humaine, et Dieu,

Désormais appuyé sur ta force secrète,

Jeune homme, va chanter ! Dieu te sacre poète.

 

 

                             FIN.

 

 

 

Faut-il ajouter une note à cet Essai ?

 

L’Art poétique d’Horace si élégant, et celui de Boileau plus méthodique (en apparence, du moins, mais d’un plan général et de divisions tout arbitraires), ne sauraient être recommencés : ils ont établi la rhétorique de la poésie. Pour sa philosophie, ils l’ont négligée. Esprits fermes, ils ont voulu avec raison (leur travail était assez grand) se renfermer dans la partie technique. Ainsi l’origine et la mission de la poésie, la nature, l’âme en elle-même (sauf quelques traits excellents d’observation morale), Dieu enfin, sont presque anciens absents de leur livre.

 

C’est par le sentiment de ces lacunes, non dans l’œuvre des différents artistes mais dans la théorie, que fut écrit, après d’autres tentatives, le poème de l’Invention par André Chénier, et que de nos jours ont paru les délicates Épîtres de M. Sainte-Beuve.

 

Après la poétique des règles, il restait donc à faire une autre poétique.

 

Fondée sur les principes des choses, sur le triple domaine de l’inspiration, cette Poétique Nouvelle cherche les sources mêmes de l’art, naturelles, humaines et divines, lesquelles ne sont autres que celles de la vie. Traité de poésie, elle arrive ainsi, sans efforts, à être un résumé philosophique. Ce qui fait l’homme complet fait le poète, et réciproquement.

 

Cette vue qui indique les études nécessaires à tout vrai servant de l’art, et signale son importance, suffirait pour justifier notre entreprise.

 

 

 

Auguste BRIZEUX, Histoires poétiques, 1855.

 

 

 

 

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