Les deux fleuves
Que de fois, sur un fleuve, au milieu de mes rêves,
Assis dans une barque et le cœur plein d’effroi,
Au gré d’un fort courant, je glisse malgré moi,
Sans pouvoir me fixer un instant sur les grèves !
Je vois des fruits, je vois des fleurs,
Je vois de l’herbe et de l’ombrage ;
Et tous ces attraits du rivage
M’arrachent des cris et des pleurs.
Car je dis à ma barque : arrête ;
À descendre là je m’apprête :
J’y coulerais des jours si doux !...
Mais le courant n’a pas d’oreilles :
Je bondis, loin de ces merveilles,
Dans les bouillons et les remous.
Je débouche à la fin dans une mer immense,
Et voilà que tout brille à mes yeux éblouis ;
Je découvre partout des charmes inouïs ;
Mon âme entre en extase et j’admire en silence.
J’admire l’azur de la mer,
La sérénité de la brise
Et la délicatesse exquise
Des parfums répandus dans l’air ;
J’admire des îles nombreuses
Regorgeant de fleurs gracieuses,
De gazon, d’ombrage et de fruits...
Oh ! combien je me félicite
De n’avoir pu, durant ma fuite,
Descendre aux rivages proscrits !
Qui ne voit qu’un tel rêve est une allégorie ?
Le fleuve irrésistible est le fleuve du temps :
C’est en vain que, charmé, l’on voudrait, par instants,
S’arrêter pour jouir des douceurs de la vie.
Comme un éclair ou comme un trait,
Dans notre course furibonde,
Parmi les tourbillons du monde,
Le plaisir passe et disparaît.
Si nous n’avions d’autre espérance,
Que deviendrait notre existence ?
Un désespoir perpétuel !...
Voici donc la clef du mystère :
Ne pas trop estimer la terre,
Et voguer tout droit vers le ciel.
C’est là que nous attend le bonheur véritable,
Dans une immensité de lumière et d’amour,
Dans l’océan divin, dans l’immortel séjour,
Où brille du Très-Haut la gloire incomparable.
Pourquoi Dieu met-il ici-bas
Tant d’images de son essence ?
Pourquoi tant de magnificence,
Tant de richesse et tant d’appâts ?
Est-ce pour y fixer nos âmes ?
Non, c’est pour raviver les flammes
De nos élans vers le bonheur ;
Car l’image, partout si belle,
Nous montre en l’essence éternelle
Infiniment plus de splendeur.
Peut-être nous vivons depuis longues années,
Et nous glissons toujours sur le fleuve fatal ;
Peut-être arrivons-nous près du terme final ;
Et qui peut retenir nos barques entraînées ?
Peut-être hélas ! avons-nous vu,
Sur nos têtes, plus de nuages
Que fleurs et fruits sur nos rivages ;
Peut-être l’orage est venu ;
Et par un double sacrifice,
Dieu veut ainsi que s’accomplissent
Notre carrière et notre sort.
Eh ! bien, songeons que la souffrance
Mérite avec plus d’affluence
Le bonheur du céleste port.
Abbé François-Xavier BURQUE, Élévations poétiques,
Imprimerie de la Libre Parole, 1907.
Recueilli dans Les Gens du fleuve,
poèmes réunis par Victor-Lévy Beaulieu
et Philippe Couture,
Stanké, 1993.