D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?
I
Dans la calèche emballée du sommeil
Dis ! vieil homme ! en cette nuit nouvelle de printemps
Sur la route aux bourgeons nouveaux
Où me mènes-tu ? Où conduis-tu cet enfant
Qui dort sous l’épaisse couverture de voyage
Avec son pauvre rêve à ses pieds
Et l’allure accélérée du paysage ?
Ah ! Cocher ! Cocher ! Tu ris doucement dans ton manteau
Tu as vu la pluie d’Avril dans les lilas
Et les pommiers s’allumer un à un
Sur l’océan plus calme des campagnes !
Belle nuit décidément pour qui veut vivre et qui le sait
Belle nuit pour un cocher
Mais pour cet enfant endormi ?
Qu’importe d’où je viens ? Qu’importe mon visage ?
Et que j’aie dû souffrir mille vies avant moi
Qu’importe ce printemps ! Ô cocher que t’importe
La grêle d’un poing noir dans l’orage des portes
Qu’importe si je paie mon passage et le tien
Ah ! jette-moi contre la borne !
II
Que suis-je dans ma vie ? Ah ! j’aurais dû noter
Quelque part sur un coin de ciel toutes mes courses
Ou comme un chapardeur de lune m’en tenir
Tout près du bord à des incursions en douce
Cet enfant que j’étais qui donc me le rendra ?
Que je le serre comme une brassée d’herbe dans mes bras !
Le vin qui bout ce soir dans les cuves du monde
À cette odeur de sang qui trouble les cerveaux
Mais ceux qui ont brisé les poignets de l’enfance
Voudraient-ils nous meurtrir et nous tuer à nouveau ?
Ah ! J’ai confiance ! J’ai confiance en cette vie !
Ce ne peut être en vain que les charniers fleurissent
Et que sur le miroir impalpable des nuits
Se profile la flamme éternelle des lys !
Laissez-moi seul dans le matin !
Laissez-moi parcourir
Le petit lotissement à vendre de l’avenir !
Mon Dieu ! C’est moi Cadou ! Je voudrais posséder
Ce carré de lupin et le monde à côté
Mais voyez-vous depuis trente ans
Je n’ai pas réuni la somme
Fait-on confiance à ses enfants
Quand c’est le Seigneur qu’on se nomme ?
III
Je renonce au bonheur de vivre mais non pas
À celui d’être un homme effronté
Parodie l’harmonieux instant où tu es ivre
Et profère en rêvant des paroles sacrées !
Où allons-nous ? Vers quel butoir incertain de l’espace
Quelle petite vie au détour du matin
Qui renifle hébétée dans le café des tasses
L’indigent et cruel mélange du destin ?
Mais s’enivrer est vain et les pluies qui reviennent
Ont cette odeur de temps qui ranime les cors
Ceux-là qui font sonner les heures diluviennes
À l’horloge inexacte et stérile des corps
D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?
Avec des bleus aux yeux et des plaies aux genoux ?
Quand on a comparu sur les bancs de l’enfance
Et acquis sans effort l’acquiescement de Dieu
Ah ! peut-on réfuter l’Admirable Conscience
Comme une manifestation du merveilleux ?
Mais qu’importent la fièvre et le Mot du verdict
Si la Terre aussi bien que le Ciel est unique !
Guy CADOU, Poésie la vie entière, 1978.
Recueilli dans L’atelier imaginaire,
Poèmes et réflexions, L’Âge d’Homme, 1989.