Lettre à des amis perdus
Vous étiez là je vous tenais
Comme un miroir entre mes mains
La vague et le soleil de juin
Ont englouti votre visage
Chaque jour je vous ai écrit
Je vous ai fait porter mes pages
Par des ramiers par des enfants
Mais aucun d’eux n’est revenu
Je continue à vous écrire
Tout le mois d’août s’est bien passé
Malgré les obus et les roses
Et j’ai traduit diverses choses
En langue bleue que vous savez
Maintenant j’ai peur de l’automne
Et des soirées d’hiver sans vous
Viendrez-vous pas au rendez-vous
Que cet ami perdu vous donne
En son pays du temps des loups
Venez donc car je vous appelle
Avec tous les mots d’autrefois
Sous mon épaule il fait bien froid
Et j’ai des trous noirs dans les ailes.
Moineaux de l’an 1920
La route en hiver était belle !
Et vivre je le désirais
Comme un enfant qui veut danser
Sur l’étang au miroir trop mince
Ô toi qui m’as connu mon père
Tu témoigneras pour moi s’il le faut
Dans le prétoire à peu près vide des années
Je ne suis point venu sur cette place ensoleillée où c’est la fête
Avec des intentions de sergent de ville ou de marchand de bêtes
Et s’il me plaît à moi de laisser rire
Et de pleurer tout seul dans l’allée
Qu’est-ce que ça peut faire aux juges ?
Dites ! Qu’est-ce que ça peut faire un enfant sous la roue
Quand il y a de jolies femmes sur les bancs
Et que l’air est particulièrement doux ?
Condamnez celui qui veille sur les lys et les absinthes
Les secondes lui battent dans le cœur comme des graines de coloquinte
Je suis là pour tout accepter et je ne plaide pas innocent
Je crois en Dieu parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement
Parce que c’est tout à fait extraordinaire
D’être né un jour de Carnaval au fond de la Brière
Où rien n’est travesti
Où tout se règle à l’amiable entre deux coups de fusil
J’ai revu cette nuit les compagnons de mon enfance
Qui pourraient vivre chantournés avec des barbes comme des crédences
Ce sont les prêtres de ma religion
Mais leurs fils ne sont pas dans le secret de notre Opération
Tu t’es fait des copains partout dans ta mémoire
Tu peux partir à jeun
Tu sais bien qu’au matin
Sous des pommiers
Dans la rue triste d’une ville
Quelqu’un sera debout qui te tendra les mains
Je voudrais vous rejoindre ainsi qu’un parent oublié et sans fixer de date
Mais votre continent est inconnu et les eaux sont trop profondes sur les cartes
Je songe à vous auprès d’Hélène en le fouillis de ma maison
Mais on ne refait pas l’histoire de Jeanne et il n’y a pas de raison
Pour que ce soit toujours le même qui entende
Le cri des hommes qui ont mal et le gémissement des plantes
Mille tendresses à vous tous
Que je ne connaîtrai jamais !
Et je peux bien mourir en douce
Nul de vous n’en aura regret
Je suis debout dans mon jardin à des kilomètres de la Capitale
Je retrouve contre la joue du soir l’inclinaison natale
Les oiseaux parlent dans la haie
Un train sans voyageurs passe dans la forêt
Et ma femme a cueilli les premières ficaires
Quelques-uns de ceux que j’aime sont assis dans des cafés littéraires
Je ne les envie pas ni les méprise pour autant
Mon chien s’ennuie
Et c’est peut-être le printemps
Et tout à l’heure je vais jaillir du sol comme une tulipe
Vous achevez vos palabres aux Deux-Magots ou bien au Lipp
Je monte dans ma chambre et prépare les feux
J’appareille tout seul vers la Face rayonnante de Dieu
Ah ! Croyez-moi je ne suis pour rien dans ce qui m’arrive
J’ai vingt-neuf ans et c’est un tournant suffisamment décisif
Je connais vos journaux et vos grands éditeurs
Ça ne vaut pas une nichée de larmes dans le cœur
Abattez-moi comme un ormeau domanial au bord de la grande forêt rouge
Vous ne pourrez jamais rien contre ce chant qui est en moi et qui s’échappe par ma bouche
Que m’importe l’interdit des lâches et que mon Lied ne soit jamais enregistré
Il est porté par le bouvreuil et l’alouette jusqu’à la haute cime des blés
Buvez quand même ô fils ingrats ! buvez
Mes larmes et dans l’instant désaltérés
Crachez sur moi
Crachez bien droit
Comme des hommes
Cadou s’en moque.
Guy CADOU, Poésie la vie entière, 1978.
Recueilli dans L’atelier imaginaire,
Poèmes et réflexions, L’Âge d’Homme, 1989.