Vendange
Pourquoi donc votre robe est-elle rouge et pourquoi vos
vêtements sont-ils comme les habits de ceux qui foulent
dans la cuvée ? J’ai été seul à fouler au pressoir et nul
homme d’entre les peuples n’était avec moi.
ISAÏE.
–I–
Venez çà, vendangeurs de sordide vendange,
Le Fils lance un appel pressant,
Car c’est lui-même qui descend
Dans la cuve fouler vos récoltes de fange.
Venez çà, tâcherons qu’à toute heure du jour
(Ce jour qui va du premier père
Au jugement de la colère)
Le Seigneur à sa vigne aura mis tour à tour.
Ô long rang de porteurs s’avançant à mesure !
Et chacun voit que son voisin
N’a dans sa hotte qu’un raisin
Desséché par l’orgueil, pourri par la luxure.
Mais qui donc peut savoir si son propre fardeau
N’est pas encor plus pauvre offrande,
S’il n’y a pas laideur plus grande
Dedans ce chargement lui pesant sur le dos ?
Qu’on ramasse un à un les grains qui sont par terre,
Ceux que, claquant son fouet plombé,
La grêle drue a fait tomber
Sous des grêlons de vol, de meurtre et d’adultère.
–II–
Il foule, foule pour nous
Sans relâche, il est au bout
De ses forces, nu, debout
Dans le vin jusqu’aux genoux.
Sur les grappes vendangées
Aux treilles qu’ont ravagées
Les sept péchés capitaux
Il marche, parfois s’écroule
Mais se relève aussitôt
Teint de ce moût qui découle.
Jusqu’au bout
C’est debout
Qu’il veut fouler pour nous.
Tout haletant il chancelle
Sur les raisins qu’amoncellent
Les porteurs encor, encor ;
Il écrase, tasse et presse
Mais les hottes, ras le bord,
De se déverser sans cesse.
Jusqu’au bout
C’est debout
Qu’il veut fouler pour nous.
Il ne craint pas la besogne ;
Allez, donnez sans vergogne
Ces cueillettes de courroux,
Humblement il les réclame
Et surmontant son dégoût
En débarrasse les âmes.
Jusqu’au bout
C’est debout
Qu’il veut fouler pour nous.
Nul ne pourrait reconnaître
Le Fils unique du Maître
Dans ce lamentable état,
Titubant tel un homme ivre
Sur ces misères en tas
Dont les pécheurs se délivrent.
Comme il ne peut rester debout,
Que se dérobent ses genoux,
Il se fait suspendre à des clous
Afin de tenir jusqu’au bout.
–III–
Stupeur ! Sur cette cuvée horrible...
De son dos perforé comme un crible,
De ses mains, de ses pieds traversés,
De son front que la ronce égratigne
Et de son côté droit transpercé –
Vin nouveau d’une charnelle vigne
Le sang coule à longs flots, vermeille ablution.
Ô toi dont une seule goutte
Pourrait suffire à laver toute
Notre glane de boue et de corruption
Faut-il pour t’étancher que nos lèvres se posent
Comme une digue sur son corps ?
Demeure en lui ! S’il saigne encor
Il va rendre son âme et nous en serons cause.
C’est trop tard à présent, Dieu même le prescrit.
Abandonnant toute sa vie
Avec le Sang qui purifie
L’héritier de la vigne expire en un grand cri.
Sa tâche est accomplie
Jusqu’au bout
C’est debout
Qu’il a peiné pour nous.
Il est mort – Approchons du vendangeur inerte
Qui, d’un raisin d’iniquité,
Nous fit un vin de sainteté.
Adorons en comptant les blessures ouvertes
Cette insondable charité.
André CAILLOUX, Fredons et couplets,
Beauchemin, 1958.