À quoi sert le poète
« À quoi bon d’un vain bruit chatouiller les oreilles ?
Au mortel qui s’épuise en poétiques veilles
Le ciel dispense-t-il plus d’or ou de bonheur ? »
A dit dans son dédain celui dont l’âme avide
Réduisant l’existence en un calcul aride
Étouffa jeune encor la voix sainte du cœur.
Ah ! demandez alors à quoi sert Philomèle.
À quoi sert tout l’éclat dont le jour étincelle,
Quand son astre s’élève ou descend radieux,
À quoi servent la fleur qu’un malin décolore,
Le parfum qui nous charme et dans l’air s’évapore,
Et des vents et des eaux les bruits harmonieux.
Ils servent à charmer noire courte existence ;
Et Dieu, près du labeur plaçant la jouissance,
À nos sens fatigués a créé ces loisirs,
Afin que le mortel dont l’âme est grande et pure
Pour bénir ses bienfaits trouve dans la nature
Un reflet passager des célestes plaisirs.
Quoi ! vous honorez tous, vous proclamez utile
L’ouvrier qui nourrit cette enveloppe vile
Qu’un souffle peut flétrir et jeter au linceul,
La main ingénieuse à l’orner de parure,
Et l’art dont les secrets ranimant la nature
Disputent un moment ses débris au cercueil ;
Et celui qui nourrit la pensée immortelle
D’un pur enthousiasme excite l’étincelle,
Élève, sanctifie, embellit votre cœur,
Et, vouant tout son être à ces devoirs sublimes
Épuise avant le temps en efforts magnanimes
Des jours qu’eût faits si doux un paisible bonheur.
Du grand corps social c’est un membre inutile !
Et sa bouche ne sait que rendre un son futile !
Et, s’il meurt délaissé, dévoré par la faim,
Si le génie oppresse et brise sa jeunesse,
C’est qu’il a méconnu la voix de la sagesse
Mal compris l’existence et voulu son destin !
Ah ! les infortunés dont il calme la plainte,
Et qu’il ramène au temple où luit la vertu sainte,
Le chef, le citoyen qui puise dans ses chants
Pour sa noble patrie un amour invincible,
Les peuples opprimés dont le réveil
Éclate, provoqué par ses mâles accents,
Ceux-là ne disent pas : à quoi bon le poète ?
Pour chanter ses bienfaits leur voix n’est pas muette,
Leurs yeux ne sont point secs pour pleurer ses revers ;
Des outrages du sort, des mépris du vulgaire
Ceux-là vont consoler sa tombe solitaire,
La couronnent de gloire, et font vivre ses vers !
Jules CANONGE, Les Préludes, 1835.