Qu’Il soit sanctifié
(FRAGMENTS)
La fumée est la vieillesse du jeu.
A.C.
I
Et maintenant, mes sœurs, versent nos pauvres yeux
leurs larmes. Que nos lèvres murmurent les pater
inconsolables... Certes. Nous n’avons plus rien.
J’ai recueilli de mon père le suprême regard,
– un limpide regard, si tranquille et si bon
qu’il fut comme une eau de baptême ; –
un regard... – mes cœurs, que vous dirai-je ? – plus vague
que la lumière d’une lointaine étoile qui s’éteint...
impalpable... parfum qui cède au moindre souffle.
Crépuscule qui veut et qui ne peut briller !...
J’ai recueilli dans mes yeux son dernier regard
et certes, mes sœurs, nous n’avons plus rien...
II
... – Soudain les rumeurs confuses
de funèbres lamentations envahissent les fenêtres
de la maison. Les portes s’ouvrent et se ferment. De vaines
ombres obscurcissent notre atmosphère... De près,
de loin, rien que ténèbres ! Sur les miroirs
on a placé des crêpes terrifiants. Il y a des bruits
que je n’ai jamais entendus. L’air est plein
de gémissements... Des hommes épouvantables, qui viennent
je ne sais d’où, ô Christ ! soudain s’arrêtent
sur mon seuil. Ils portent de longs cierges
et un cercueil. Leurs pas, aux sons étouffés,
montent les larges degrés de l’escalier...
Pourquoi personne ne leur dit-il de s’en aller, fût-ce
par pitié ! Mon Dieu, je ne sais presque rien de ce qui se passe
ici entre les murs maudits de ma maison
III
... Et face à face
avec le mystère, nous restâmes désolés, blessés,
nous donnant la main comme des enfants perdus
dans un bois, la nuit, quand toutes les choses
font peur dans leurs ténèbres rugissantes !
V
... Le soir, dans un couchant
infini, tombait. Nous suivions pas à pas
la lourde caisse funéraire. Et dans le calme
du cimetière, toute la solitude de mon âme
se peupla de noires ailes inexplicables,
hiboux cendreux et corbeaux misérables...
VIII
Et maintenant, mes sœurs, qu’il soit sanctifié :
par le placide vent qui dans les nuits fraîchit
les roses ;
par la goutte nocturne de la rosée ;
par l’herbe des champs, par l’écume des fleuves,
par le rêve qui exalte, par le rêve qui console,
par le sourire ardent d’une tiède bouche,
par l’oiseau qui trille dans l’épaisse forêt,
par l’amour qui chante, par le baiser d’amour,
par la paisible brise qui meut en se jouant
les frondaisons, la branche d’ombre douce et légère,
la rumeur dans les feuilles ;
par la chanson sereine
que chantent à Noël les sœurs thérésiennes,
par le bon soleil qui réjouit notre marche,
par le parfum des fleurs, par le parfum des fruits,
par tout jardin ;
dans toute nuit de printemps,
dans toute moisson dorée et onduleuse,
dans toute claire fontaine qui est joie du foyer ;
parmi les nids nouveaux, parmi les colombiers.
Et ainsi, lui soit douce la forêt embrouillée
quand elle renaîtra pour nous redonner ses caresses !
Arturo CAPDEVILA, Melpomène, 1912.
Recueilli dans Introduction à la poésie ibéro-américaine,
Présentation et traduction par Pierre Darmeangeat
et A.D. Tavares Bastos, Le Livre du Jour, Paris, 1947.